ART DRAMATIQUE
COMÉDIE-FRANÇAISE : ŒDIPE ROI
n reprenant Œdipe roi, tragédie littéralement traduite
de Sophocle par M. Jules Lacroix, M. Perrin a voulu
renouveler le ton des classiques mardis de la Comédie-
Française, et, pour dire les choses à la façon des poètes,
immoler sur l'autel du grand siècle, devant Corneille et Racine,
un de ces boucs grecs mêlés par la légende à l'enfance de la
tragédie. Quoique, au fond, le drame séculaire de Sophocle
ait de quoi remuer les fibres les plus intimes du public de
l'Ambigu et de la Porte-Saint-Martin, c'est, par l'archaïsme de
sa forme et par sa couleur de fresque vive, une œuvre destinée
aux privilégiés des lettres modernes, pour qui le nom véné-
rable de M. Patin n'est point lettre morte.
Tout a été dit sur le chef-d'œuvre de Sophocle. Songez !
donc, ô électeurs des vingt arrondissements de Paris, qu'il a
été représenté pour la première fois l'an 412 avant notre ère,
et qu'on en peut lire une manière de compte rendu dans |
Aristote ! Il n'est pas sans intérêt pourtant de faire ressortir,
au fur et à mesure de la narration, par quels artifices presti-
gieux dans leur simplicité le vieux Sophocle, après plus de
deux mille ans, nous serre le cœur comme dans un étau, à
maint endroit de la pièce, et nous force à verser des larmes,
en dépit qu'en ait notre scepticisme voltairien.
Si nous nous en tenions strictement à la fable mythologique
portée au théâtre dans Œdipe roi, nous n'y verrions qu'un
conte farouche, dénué de toute vraisemblance, et qui nous
semblerait presque déplacé dans le bec de la Mère l'Oie. Cher-
chons ailleurs les causes de la poignante émotion qui nous
étreint lorsque nous entendons gronder sur la scène les fulgu-
rantes tirades du vieux tragique. Est-ce donc parce qu'Œdipe
a assassiné son père et épousé sa mère, est-ce par l'atrocité de
cette situation que nous nous sentons troublés au plus profond
de notre être, inquiétés dans notre esprit et acculés à de
mystérieux problèmes de conscience qui ne nous laissent ni
paix ni trêve? Nullement; à peine la toile levée, nous sommes
fixés sur ce point; nous savons tout, et sans qu'il subsiste aucun
doute. Une seule personne ne sait rien, ne peut rien savoir, et
se dérobe à la lumière de la confidence, c'est le héros, c'est
Œdipe; mais la fatalité est là qui frappe à coups redoublés
jusqu'à ce que les oreilles du sourd s'ouvrent enfin par un
déchirement terrible, et la raison de notre intérêt est préci-
sément l'étude des moyens qu'elle emploie pour arriver à ses
lins inexorables. Autrement, il n'y aurait dans Œdipe roi rien
de plus extraordinaire que dans Gaspardo le pêcheur ou le
Bossu, et les spectateurs seraient blasés sur ses aventures
comme ils le sont sur l'énigme du Sphinx : « Il y a sur terre
un être vivant qui a quatre pieds le matin, deux à midi et trois
le soir. Seul de tous les êtres, il peut changer de forme, et
c'est quand il a le plus de jambes qu'il marche le moins vite. »
Il est clair que le Sphinx parlait ici de l'homme, et les lecteurs
du Monde illustré ont, pour déchiffrer les rébus, mille fois
plus de talent qu'Œdipe.
Ainsi les faits eux-mêmes, quoique horrifiques, ont peu de
part à l'impression qui se dégage d'Oidipe roi : une partie des
critiques formulées par Voltaire contre la pièce demeure
inattaquable sous le rapport de la logique pure; il n'en est
pas moins vrai que le plan de l'action ne saurait être réformé,
qu'il ne se conçoit point avec des changements d'exécution,
et que les adaptations de Dryden, de Voltaire, de Joseph
Tome XXVI.
Chénier et du grand Corneille lui-même, pâlissent étrangement
auprès de l'original, et ne se soutiennent ni à la scène ni à la
lecture. Sophocle a choisi pour thème une histoire mytholo-
gique, revue et corrigée selon les besoins de l'esprit religieux
qui souffle à l'origine de tous les peuples et autour de tous les
trônes fragiles. Œdipe roi reste pour nous ce qu'il était pour
les Grecs : le symbole de l'orgueil royal aux prises avec le
destin, le dieu le plus puissant de l'antiquité, représenté par
les oracles. C'est le Basileus vaincu par le Zeus, la force ter-
restre abattue par le courroux céleste.
Plus le cercle de fer dans lequel Œdipe est enfermé par ■
les dieux se resserre et plus l'intérêt jaillit. Au début, Œdipe
se croit fils de Polybe, roi de Corinthe, et règne sur les Thé-
bains : il a tué son père Laïus et épousé sa mère Jocaste, mais
sans le savoir : il est donc innocent. Et cependant, qui ne sent
qu'un parricide incestueux n'a pas droit au bonheur? La peste
ravage Thèbes; Œdipe envoie Créon consulter l'oracle qui
répond : « La peste frappera tant que le meurtrier de Laïus
sera impuni », et, de bonne foi, il se met à la recherche du
coupable. Il s'adresse au devin Tirésias qui répond à son tour
« Le meurtrier, c'est vous. » C'est la première étape de sa
ruine. Troublé mais non convaincu, il soupçonne Créon d'avoir
suborné Tirésias pour s'emparer de la couronne, et peu s'en
faut qu'il ne le mette à mort. Survient Jocaste, il l'interroge,
elle se dérobe, mais s'embarrasse dans ses explications : en
voulant prouver à Œdipe qu'il n'a pas pu tuer Laïus, puisque
celui-ci, redoutant un parricide, a fait tuer son fils, elle laisse
échapper des détails imprudents qui donnent créance aux
paroles de Tirésias. C'est un second coin qui fend le cœur
d'Œdipe; il entrevoit l'affreuse réalité, il n'ose s'avouer
l'assassin de Laïus, mais une souffrance presque plus cruelle
que la certitude le pénètre et le glace. Un moment toutefois,
il se croit délivré de ce cauchemar par un retour de la faveur
céleste : Jocaste était allée au temple invoquer l'appui des
dieux; un messager, venu de Corinthe dans l'intervalle,
apporte la nouvelle de la mort de Polybe. Jocaste en conclut
qu'à sa prière les dieux ont fait mourir Polybe afin qu'Œdipe,
fils de Polybe, ne puisse devenir parricide dans l'avenir comme
le prétendent les oracles, et Œdipe, un instant calmé, se range
à cet avis. Mais voici que la fatalité assène un troisième coup
au malheureux Œdipe : le messager, encouragé par son air
quasi-joyeux, ajoute que le roi de Thèbes n'a pas de raison
pour s'affliger de la perte du roi de Corinthe, qu'en effet
Polybe n'était nullement le père d'Œdipe, et qu'il avait
simplement adopté celui-ci, l'ayant trouvé exposé au pied
d'une montagne. Pour comble de misère, Œdipe recueille, de
la bouche même d'un vieux serviteur qui a survécu au meurtre
de Laïus, les circonstances principales auxquelles il se reconnaît
l'assassin. Jocaste se tue, et Œdipe se crève les yeux. Par un acte
de naturalisme qui dépasse en horreur l'agonie du Sphinx de
M. Feuillet et la décomposition pustuleuse de Nana, Sophocle
fait apparaître Œdipe, au dénouement, avec les paupières closes
et les joues arrosées de sang. Puis la victime, jetant autour
d'elle un lugubre regard sans lumière, s'en va loin de Thèbes,
à l'aventure, errante et désolée. La poésie de cette conclusion
corrige par sa touchante mélancolie ce que le détail tragique
offre de brutal et de barbare.
Après cela, que Voltaire et les commentateurs allemands
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COMÉDIE-FRANÇAISE : ŒDIPE ROI
n reprenant Œdipe roi, tragédie littéralement traduite
de Sophocle par M. Jules Lacroix, M. Perrin a voulu
renouveler le ton des classiques mardis de la Comédie-
Française, et, pour dire les choses à la façon des poètes,
immoler sur l'autel du grand siècle, devant Corneille et Racine,
un de ces boucs grecs mêlés par la légende à l'enfance de la
tragédie. Quoique, au fond, le drame séculaire de Sophocle
ait de quoi remuer les fibres les plus intimes du public de
l'Ambigu et de la Porte-Saint-Martin, c'est, par l'archaïsme de
sa forme et par sa couleur de fresque vive, une œuvre destinée
aux privilégiés des lettres modernes, pour qui le nom véné-
rable de M. Patin n'est point lettre morte.
Tout a été dit sur le chef-d'œuvre de Sophocle. Songez !
donc, ô électeurs des vingt arrondissements de Paris, qu'il a
été représenté pour la première fois l'an 412 avant notre ère,
et qu'on en peut lire une manière de compte rendu dans |
Aristote ! Il n'est pas sans intérêt pourtant de faire ressortir,
au fur et à mesure de la narration, par quels artifices presti-
gieux dans leur simplicité le vieux Sophocle, après plus de
deux mille ans, nous serre le cœur comme dans un étau, à
maint endroit de la pièce, et nous force à verser des larmes,
en dépit qu'en ait notre scepticisme voltairien.
Si nous nous en tenions strictement à la fable mythologique
portée au théâtre dans Œdipe roi, nous n'y verrions qu'un
conte farouche, dénué de toute vraisemblance, et qui nous
semblerait presque déplacé dans le bec de la Mère l'Oie. Cher-
chons ailleurs les causes de la poignante émotion qui nous
étreint lorsque nous entendons gronder sur la scène les fulgu-
rantes tirades du vieux tragique. Est-ce donc parce qu'Œdipe
a assassiné son père et épousé sa mère, est-ce par l'atrocité de
cette situation que nous nous sentons troublés au plus profond
de notre être, inquiétés dans notre esprit et acculés à de
mystérieux problèmes de conscience qui ne nous laissent ni
paix ni trêve? Nullement; à peine la toile levée, nous sommes
fixés sur ce point; nous savons tout, et sans qu'il subsiste aucun
doute. Une seule personne ne sait rien, ne peut rien savoir, et
se dérobe à la lumière de la confidence, c'est le héros, c'est
Œdipe; mais la fatalité est là qui frappe à coups redoublés
jusqu'à ce que les oreilles du sourd s'ouvrent enfin par un
déchirement terrible, et la raison de notre intérêt est préci-
sément l'étude des moyens qu'elle emploie pour arriver à ses
lins inexorables. Autrement, il n'y aurait dans Œdipe roi rien
de plus extraordinaire que dans Gaspardo le pêcheur ou le
Bossu, et les spectateurs seraient blasés sur ses aventures
comme ils le sont sur l'énigme du Sphinx : « Il y a sur terre
un être vivant qui a quatre pieds le matin, deux à midi et trois
le soir. Seul de tous les êtres, il peut changer de forme, et
c'est quand il a le plus de jambes qu'il marche le moins vite. »
Il est clair que le Sphinx parlait ici de l'homme, et les lecteurs
du Monde illustré ont, pour déchiffrer les rébus, mille fois
plus de talent qu'Œdipe.
Ainsi les faits eux-mêmes, quoique horrifiques, ont peu de
part à l'impression qui se dégage d'Oidipe roi : une partie des
critiques formulées par Voltaire contre la pièce demeure
inattaquable sous le rapport de la logique pure; il n'en est
pas moins vrai que le plan de l'action ne saurait être réformé,
qu'il ne se conçoit point avec des changements d'exécution,
et que les adaptations de Dryden, de Voltaire, de Joseph
Tome XXVI.
Chénier et du grand Corneille lui-même, pâlissent étrangement
auprès de l'original, et ne se soutiennent ni à la scène ni à la
lecture. Sophocle a choisi pour thème une histoire mytholo-
gique, revue et corrigée selon les besoins de l'esprit religieux
qui souffle à l'origine de tous les peuples et autour de tous les
trônes fragiles. Œdipe roi reste pour nous ce qu'il était pour
les Grecs : le symbole de l'orgueil royal aux prises avec le
destin, le dieu le plus puissant de l'antiquité, représenté par
les oracles. C'est le Basileus vaincu par le Zeus, la force ter-
restre abattue par le courroux céleste.
Plus le cercle de fer dans lequel Œdipe est enfermé par ■
les dieux se resserre et plus l'intérêt jaillit. Au début, Œdipe
se croit fils de Polybe, roi de Corinthe, et règne sur les Thé-
bains : il a tué son père Laïus et épousé sa mère Jocaste, mais
sans le savoir : il est donc innocent. Et cependant, qui ne sent
qu'un parricide incestueux n'a pas droit au bonheur? La peste
ravage Thèbes; Œdipe envoie Créon consulter l'oracle qui
répond : « La peste frappera tant que le meurtrier de Laïus
sera impuni », et, de bonne foi, il se met à la recherche du
coupable. Il s'adresse au devin Tirésias qui répond à son tour
« Le meurtrier, c'est vous. » C'est la première étape de sa
ruine. Troublé mais non convaincu, il soupçonne Créon d'avoir
suborné Tirésias pour s'emparer de la couronne, et peu s'en
faut qu'il ne le mette à mort. Survient Jocaste, il l'interroge,
elle se dérobe, mais s'embarrasse dans ses explications : en
voulant prouver à Œdipe qu'il n'a pas pu tuer Laïus, puisque
celui-ci, redoutant un parricide, a fait tuer son fils, elle laisse
échapper des détails imprudents qui donnent créance aux
paroles de Tirésias. C'est un second coin qui fend le cœur
d'Œdipe; il entrevoit l'affreuse réalité, il n'ose s'avouer
l'assassin de Laïus, mais une souffrance presque plus cruelle
que la certitude le pénètre et le glace. Un moment toutefois,
il se croit délivré de ce cauchemar par un retour de la faveur
céleste : Jocaste était allée au temple invoquer l'appui des
dieux; un messager, venu de Corinthe dans l'intervalle,
apporte la nouvelle de la mort de Polybe. Jocaste en conclut
qu'à sa prière les dieux ont fait mourir Polybe afin qu'Œdipe,
fils de Polybe, ne puisse devenir parricide dans l'avenir comme
le prétendent les oracles, et Œdipe, un instant calmé, se range
à cet avis. Mais voici que la fatalité assène un troisième coup
au malheureux Œdipe : le messager, encouragé par son air
quasi-joyeux, ajoute que le roi de Thèbes n'a pas de raison
pour s'affliger de la perte du roi de Corinthe, qu'en effet
Polybe n'était nullement le père d'Œdipe, et qu'il avait
simplement adopté celui-ci, l'ayant trouvé exposé au pied
d'une montagne. Pour comble de misère, Œdipe recueille, de
la bouche même d'un vieux serviteur qui a survécu au meurtre
de Laïus, les circonstances principales auxquelles il se reconnaît
l'assassin. Jocaste se tue, et Œdipe se crève les yeux. Par un acte
de naturalisme qui dépasse en horreur l'agonie du Sphinx de
M. Feuillet et la décomposition pustuleuse de Nana, Sophocle
fait apparaître Œdipe, au dénouement, avec les paupières closes
et les joues arrosées de sang. Puis la victime, jetant autour
d'elle un lugubre regard sans lumière, s'en va loin de Thèbes,
à l'aventure, errante et désolée. La poésie de cette conclusion
corrige par sa touchante mélancolie ce que le détail tragique
offre de brutal et de barbare.
Après cela, que Voltaire et les commentateurs allemands
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