ART DRAMATIQUE
CONCOURS DU CONSERVATOIRE : TRAGÉDIE, COMÉDIE
6v^~fc^ e ne me conformerai point à l'usage bizarre qui tend
\& à s'introduire dans les mœurs de la presse et qui
)ré£-r$& consiste à placer la main sur son cœur pour dire au
public : « Cette critique des concours du Conservatoire est de
bonne foi. » Encore moins placerai-je, en tête de ce bulletin
annuel de bataille, une se'rie de considérations générales sur le
sempiternel niveau des études, l'antique inégalité des condi-
tions et le suranné choix des morceaux. Les lecteurs de l'Art
sont trop familiarisés avec ces formules clichées, pour que je
songe à leur en rebattre les oreilles. Ils savent qu'à de rares
exceptions près, le concours du Conservatoire est une sorte
de tombola dans laquelle les couverts d'argent sont remplacés
par des prix et par des accessits. Un jury brillamment com-
posé, encore que ses décisions soient généralement contre-
carrées par la majorité des assistants, amène du fond de ses
tabatières les numéros gagnants.
Le premier prix de tragédie a été décerné à M. Garnier,
et, chose extraordinaire! M. Garnier l'a mérité. Il a dit,
M"0 Lasnier lui répliquant, la scène d'Hamlet avec sa mère,
dans la traduction mouvementée, mais parfois triviale, de
Dumas père et Paul Meurice. Il sort de la classe de Régnier,
et c'est par les beaux côtés qu'il ressemble à son maître. Il sait
se maîtriser, s'emporter, changer l'intonation de sa voix selon
le caractère de l'apostrophe ou de la réflexion : il appartient à
l'école des logiciens de la passion. Joignez à cela le physique
qui a je ne sais quoi de fatal et de prédestiné. Par la façon
qu'il a de modérer ou de précipiter à son gré le débit sans
perdre rien de la dignité du personnage, par le ton d'autorité
qu'il affiche, M. Garnier rappelle singulièrement Geffroy : il
jouerait supérieurement don Salluste et tous les rôles de ce
caractère. Avec les palmes triomphales de la tragédie une
autre couronne s'est abattue sur sa tête. M. Garnier a obtenu
le second prix de comédie. Il avait choisi, dans la Gabrielle
d'Émile Augier, la scène difficile où le mari, placé entre son
ami qui va le tromper avec sa femme, et sa femme qui va le
tromper avec son ami, leur adresse à tous deux indistincte-
ment et indirectement une magnifique leçon de morale. Il y a
révélé les qualités solides et réfléchies que nous lui avions
reconnues dans l'interprétation d'Hamlet. Il a l'équilibre et
l'éclat : j'entends par là qu'il ne sacrifie jamais aux faux dieux
de la sonorité à outrance, et, dans Hamlet par exemple, quand
il a eu à lancer ce vers qui n'a rien en soi de prodigieux :
Que la reine, ô mon Dieu! soit ma mère toujours,
il a indiqué avant l'adverbe final un repos d'une mélancolie et
d'une résolution poignantes. M. Garnier est mieux qu'un bon
élève, et le théâtre qui l'engagera peut fonder sur lui mieux
que des espérances.
M. Duflos, second prix de tragédie et de comédie, a débité
d'une voix profonde et chevrotante une scène de diction dans
Mithridate, et une scène de passion dans Paul Forestier,
celle-là même où Paul Forestier, nouvellement marié, jette
son ancienne maîtresse à terre en la traitant de courtisane,
sous le prétexte qu'elle a eu des faiblesses pour un autre
homme : scène délicate et osée entre toutes et qui a toujours
été la pierre d'achoppement de la pièce. Il paraît que M. Perrin
a songé à s'attacher ce jeune homme qu'il a remarqué; l'émi-
nent directeur de la Comédie-Française a probablement ses
raisons pour expliquer cette préférence, mais nous doutons
que le public les approuve. Pour le présent, je me refuse à voir
en M. Duflos autre chose qu'un deuxième confident de tra-
gédie, à moins que le drame ne lui convienne mieux, et je ne
suis point en état d'en décider.
Le jury a, contre l'attente du public, octroyé un second
prix de tragédie à M"e Lasnier qui est d'ores et déjà engagée
à l'Odéon. Ledit public, très sensible à la déception, a pro-
testé à sa manière, c'est-à-dire par des huées qui, j'y compte
bien, ne suivront pas M"" Lasnier au théâtre. L'élève couronnée
a déclamé d'abord le songe de Lucrèce dans l'ouvrage de
Ponsard qui porte ce titre. Ce songe est une des plus exécra-
bles productions de la muse prudhommesque de Ponsard ; il y
a là dedans une description de serpent solitaire qui ne peut
s'ouïr de bon gré. Indisposé contre ce serpent au dard irré-
ductible, le public a mal entendu M110 Lasnier qui pourtant
avait exposé non sans vigueur le fâcheux augure que Lucrèce
tire de son rêve. Ce qui a déterminé le jury à la récompenser,
c'est l'excellente réplique qu'elle a donnée à Garnier dans
Hamlet; Mllc Lasnier a pour elle une physionomie étrange et,
comme auxiliaires dans les situations poussées à l'extrême, un
œil hagard et une voix caverneuse qui impressionneront vive-
ment, je l'espère, les étudiants de première année.
Les spectateurs, n'écoutant que leurs sympathies, dési-
raient qu'on partageât au moins la même distinction entre
MUc Lasnier et M"c Caristie-Martel, mais la concurrente que
nous venons de nommer n'a que quinze ans, et charger de
lauriers un front si tendre a paru excessif au jury. Ce n'est
pas à dire pour cela que M"c Martel manque d'expérience :
elle est de bonne souche dramatique, étant fille d'un homme
consommé dans son art; elle a paru sur la scène à l'âge où
l'on ne joue guère qu'à la poupée; enfin il y a, dans sa grâce
câline, dans son impétuosité juvénile, un calcul d'effets qui
n'échappent point aux yeux clairvoyants. En lui donnant un
premier accessit, on a reconnu implicitement le droit qu'elle
avait à un prix : on n'a pas nié la dette, mais on a demandé
du temps pour la payer. Elle a détaillé avec un charme exquis,
qui n'est plus d'un enfant et pas encore d'une jeune fille, une
longue scène de Charles VII chef ses grands vassaux. Je
l'avais presque oubliée cette scène, et on ne devrait rien oublier
quand on a si fréquemment à juger du mérite d'un auteur;
Alexandre Dumas s'y montre poète aussi inspiré qu'habile
observateur du cœur féminin, et je sais personnellement gré à
MUo Martel de m'avoir rappelé, et si joliment! la tirade ter-
minée par ce doux vers :
Sire, permettez-moi de vous aimer encore !
Le jury a rencontré, dans les trésors de son indulgence,
un second accessit pour Mllc Barthélémy qui a dit la scène de
Britannicus consacrée par Racine aux explications d'Agrippine
avec Néron. MUo Barthélémy est une superbe fille au teint
bronzé, fondue dans le moule d'Agar, avec des épaules et des
bras taillés pour le port auguste du peplum : quant à la figure,
c'est Faustina Junior, avec sa double torsade de cheveux noirs.
Vue à travers l'optique du sculpteur, elle a l'étoffe d'une tra-
gédienne : plus de variété dans l'accent et dans le geste, plus
d'animation dans le débit, voilà ce qu'il faut souhaiter à
M"" Barthélémy.
CONCOURS DU CONSERVATOIRE : TRAGÉDIE, COMÉDIE
6v^~fc^ e ne me conformerai point à l'usage bizarre qui tend
\& à s'introduire dans les mœurs de la presse et qui
)ré£-r$& consiste à placer la main sur son cœur pour dire au
public : « Cette critique des concours du Conservatoire est de
bonne foi. » Encore moins placerai-je, en tête de ce bulletin
annuel de bataille, une se'rie de considérations générales sur le
sempiternel niveau des études, l'antique inégalité des condi-
tions et le suranné choix des morceaux. Les lecteurs de l'Art
sont trop familiarisés avec ces formules clichées, pour que je
songe à leur en rebattre les oreilles. Ils savent qu'à de rares
exceptions près, le concours du Conservatoire est une sorte
de tombola dans laquelle les couverts d'argent sont remplacés
par des prix et par des accessits. Un jury brillamment com-
posé, encore que ses décisions soient généralement contre-
carrées par la majorité des assistants, amène du fond de ses
tabatières les numéros gagnants.
Le premier prix de tragédie a été décerné à M. Garnier,
et, chose extraordinaire! M. Garnier l'a mérité. Il a dit,
M"0 Lasnier lui répliquant, la scène d'Hamlet avec sa mère,
dans la traduction mouvementée, mais parfois triviale, de
Dumas père et Paul Meurice. Il sort de la classe de Régnier,
et c'est par les beaux côtés qu'il ressemble à son maître. Il sait
se maîtriser, s'emporter, changer l'intonation de sa voix selon
le caractère de l'apostrophe ou de la réflexion : il appartient à
l'école des logiciens de la passion. Joignez à cela le physique
qui a je ne sais quoi de fatal et de prédestiné. Par la façon
qu'il a de modérer ou de précipiter à son gré le débit sans
perdre rien de la dignité du personnage, par le ton d'autorité
qu'il affiche, M. Garnier rappelle singulièrement Geffroy : il
jouerait supérieurement don Salluste et tous les rôles de ce
caractère. Avec les palmes triomphales de la tragédie une
autre couronne s'est abattue sur sa tête. M. Garnier a obtenu
le second prix de comédie. Il avait choisi, dans la Gabrielle
d'Émile Augier, la scène difficile où le mari, placé entre son
ami qui va le tromper avec sa femme, et sa femme qui va le
tromper avec son ami, leur adresse à tous deux indistincte-
ment et indirectement une magnifique leçon de morale. Il y a
révélé les qualités solides et réfléchies que nous lui avions
reconnues dans l'interprétation d'Hamlet. Il a l'équilibre et
l'éclat : j'entends par là qu'il ne sacrifie jamais aux faux dieux
de la sonorité à outrance, et, dans Hamlet par exemple, quand
il a eu à lancer ce vers qui n'a rien en soi de prodigieux :
Que la reine, ô mon Dieu! soit ma mère toujours,
il a indiqué avant l'adverbe final un repos d'une mélancolie et
d'une résolution poignantes. M. Garnier est mieux qu'un bon
élève, et le théâtre qui l'engagera peut fonder sur lui mieux
que des espérances.
M. Duflos, second prix de tragédie et de comédie, a débité
d'une voix profonde et chevrotante une scène de diction dans
Mithridate, et une scène de passion dans Paul Forestier,
celle-là même où Paul Forestier, nouvellement marié, jette
son ancienne maîtresse à terre en la traitant de courtisane,
sous le prétexte qu'elle a eu des faiblesses pour un autre
homme : scène délicate et osée entre toutes et qui a toujours
été la pierre d'achoppement de la pièce. Il paraît que M. Perrin
a songé à s'attacher ce jeune homme qu'il a remarqué; l'émi-
nent directeur de la Comédie-Française a probablement ses
raisons pour expliquer cette préférence, mais nous doutons
que le public les approuve. Pour le présent, je me refuse à voir
en M. Duflos autre chose qu'un deuxième confident de tra-
gédie, à moins que le drame ne lui convienne mieux, et je ne
suis point en état d'en décider.
Le jury a, contre l'attente du public, octroyé un second
prix de tragédie à M"e Lasnier qui est d'ores et déjà engagée
à l'Odéon. Ledit public, très sensible à la déception, a pro-
testé à sa manière, c'est-à-dire par des huées qui, j'y compte
bien, ne suivront pas M"" Lasnier au théâtre. L'élève couronnée
a déclamé d'abord le songe de Lucrèce dans l'ouvrage de
Ponsard qui porte ce titre. Ce songe est une des plus exécra-
bles productions de la muse prudhommesque de Ponsard ; il y
a là dedans une description de serpent solitaire qui ne peut
s'ouïr de bon gré. Indisposé contre ce serpent au dard irré-
ductible, le public a mal entendu M110 Lasnier qui pourtant
avait exposé non sans vigueur le fâcheux augure que Lucrèce
tire de son rêve. Ce qui a déterminé le jury à la récompenser,
c'est l'excellente réplique qu'elle a donnée à Garnier dans
Hamlet; Mllc Lasnier a pour elle une physionomie étrange et,
comme auxiliaires dans les situations poussées à l'extrême, un
œil hagard et une voix caverneuse qui impressionneront vive-
ment, je l'espère, les étudiants de première année.
Les spectateurs, n'écoutant que leurs sympathies, dési-
raient qu'on partageât au moins la même distinction entre
MUc Lasnier et M"c Caristie-Martel, mais la concurrente que
nous venons de nommer n'a que quinze ans, et charger de
lauriers un front si tendre a paru excessif au jury. Ce n'est
pas à dire pour cela que M"c Martel manque d'expérience :
elle est de bonne souche dramatique, étant fille d'un homme
consommé dans son art; elle a paru sur la scène à l'âge où
l'on ne joue guère qu'à la poupée; enfin il y a, dans sa grâce
câline, dans son impétuosité juvénile, un calcul d'effets qui
n'échappent point aux yeux clairvoyants. En lui donnant un
premier accessit, on a reconnu implicitement le droit qu'elle
avait à un prix : on n'a pas nié la dette, mais on a demandé
du temps pour la payer. Elle a détaillé avec un charme exquis,
qui n'est plus d'un enfant et pas encore d'une jeune fille, une
longue scène de Charles VII chef ses grands vassaux. Je
l'avais presque oubliée cette scène, et on ne devrait rien oublier
quand on a si fréquemment à juger du mérite d'un auteur;
Alexandre Dumas s'y montre poète aussi inspiré qu'habile
observateur du cœur féminin, et je sais personnellement gré à
MUo Martel de m'avoir rappelé, et si joliment! la tirade ter-
minée par ce doux vers :
Sire, permettez-moi de vous aimer encore !
Le jury a rencontré, dans les trésors de son indulgence,
un second accessit pour Mllc Barthélémy qui a dit la scène de
Britannicus consacrée par Racine aux explications d'Agrippine
avec Néron. MUo Barthélémy est une superbe fille au teint
bronzé, fondue dans le moule d'Agar, avec des épaules et des
bras taillés pour le port auguste du peplum : quant à la figure,
c'est Faustina Junior, avec sa double torsade de cheveux noirs.
Vue à travers l'optique du sculpteur, elle a l'étoffe d'une tra-
gédienne : plus de variété dans l'accent et dans le geste, plus
d'animation dans le débit, voilà ce qu'il faut souhaiter à
M"" Barthélémy.