L' art: revue hebdomadaire illustrée (2.1876 (Teil 4))

GALERIE VICTOR EMMANUEL

A MILAN

l faut bien parler de la]fameuse galerie de Milan puisque tout le monde
en parle, puisqu'à travers la forêt des échafaudages et sous les voiles
mêmes de son berceau, elle passait déjà pour une merveille dans le
pays des merveilles. Je ne sais si la fée qui présida à sa naissance était
celle de l'architecture, mais elle avait à coup sûr un brin d'esprit et pas
mal d'argent. Dans les villes l'intérêt divise les hommes, mais la pluie
et l'ennui les rassemblent, c'est pourquoi créer à l'usage des désœuvrés,
des promeneurs, des flâneurs, de tous ceux que l'ennui torture, le soleil
blesse ou la pluie incommode, un abri gai, lumineux, élégant ; le
peupler de riches magasins, de cafés provocants, de restaurants ten-
ïv'rfcfcTtd*«BSwen» tateurs ; mettre en contact toutes les tentations et toutes les fortunes,

tous les désirs et toutes les richesses, toutes les passions et tous les
assouvissements, c'était une excellente idée qui est devenue, ce qui ne gâte rien, une excellente spé-
culation. La compagnie anglaise qui a entrepris cette œuvre l'a conçue et exécutée dans des propor-
tions épiques 1 ; elle en a fait la halle des plaisirs, le forum de l'oisiveté, et les passages de nos
boulevards ne sont à côté que des corridors prétentieux.

On ne pouvait lui donner une position plus heureuse ni un cadre plus intelligent. Elle se compose
en réalité de deux galeries qui se coupent en forme de croix en détachant une coupole à leur intersec-
tion. Les deux bras plongent sur deux rues latérales, tandis que la branche principale s'ouvre victorieu-
sement d'un côté sur la place de la Scala, de l'autre sur celle du Dôme par deux brèches énormes,
deux véritables gouffres encadrés dans des arcs triomphaux d'une hauteur de cinq étages. La galerie,
terriblement haute, immensément large et longue, dans l'aspiration de ses quatre grandes bouches
ouvertes de toute hauteur, pompe au loin la foule et fait réellement le vide autour d'elle. Les soirs, sur-
tout les soirs de représentation à la Scala, le spectacle est saisissant. A perte de vue, dans les palpi-
tations troubles des rues lointaines, dans le moutonnement confus de la place, dans la houle et le noir
fourmillement du théâtre, partout on voit la marée humaine agitée par la magique attraction, entraînée
par le courant irrésistible. La foule massée sur la place s'engouffre dans l'abîme éblouissant ; chassée
sous une pluie de feu, vomie dans tine cascade de lumière, elle en sort ruisselante, phosphorescente,
poursuivie par la naïade ardente qui la fouette encore dans l'ombre de ses dernières étincelles.

La conception de cette œuvre, le choix de son emplacement, les détails et l'ensemble de son exé-
cution témoignent d'une intelligence bien fine des besoins, des exigences, des aspirations, de la gran-
deur et des faiblesses du siècle ; car le Temps n'est plus l'aveugle marcheur ; il monte . avec nous en
express ; plus il devient rapide, plus nous en sommes avares; la vapeur est trop lente, les voyages trop
pénibles, il faut que toute la terre soit autour de nous, à portée de nos jambes ou de nos bras. C'est un
problème difficile, mais charmant dans sa réalisation, que cette condensation extrême d'une existence
cosmopolite et paresseuse ; et c'est sans doute une des raisons qui font que la 'galerie de Milan est
devenue du premier coup la grande attraction mondaine de la ville comme le dôme en est la première
curiosité sacrée.

L'homme y est au centre d'un monde de cent pas, dans le rayonnement le plus rapide et le plus

i. La galerie a 195 mètres de longueur, 14"',50 de largeur, 32 mètres de hauteur. La coupole a 29 mètres de diamètre et Jo mètres de
hauteur.