L' art: revue hebdomadaire illustrée (2.1876 (Teil 4))

TURNER

ET CLAUDE LORRAIN

I.

ans une des nouvelles salles de la Galerie Nationale à Londres se
trouvent, sur la cimaise, à droite et à gauche d'une porte, deux toiles
importantes du célèbre paysagiste anglais Turner. Selon les condi-
tions de son testament, la direction de la Galerie ne pouvait les
accepter que sous l'obligation de les placer à côté de deux œuvres
de Claude Lorrain. On voit donc à droite Didon dirigeant la construc-
tion de Carthage, par Turner, et à coté de cette toile l'Embarquement
de la reine de Saba de Claude. A gauche de la porte, les deux œuvres
sont un Lever de soleil dans un brouillard du paysagiste anglais, et
le Mariage d'Isaac et Rebecca du Lorrain. Nous avons fait graver ces
quatre tableaux, qui attirent toujours l'attention des visiteurs, et
je me propose, dans une courte étude, de faire la comparaison que me suggère cette juxtaposition.

Malheureusement, ce ne sont pas simplement deux artistes anglais qui se trouvent en présence,
tels que Turner et Calcott, par exemple, ou Calcott et Constable. Une gloire française et une gloire
anglaise luttent éternellement sur les murs de la Galerie Nationale pour la suprématie du paysage. Il
est donc bien difficile de faire abstraction ici des sentiments de nationalité. Le patriotisme, si utile
dans la guerre, si nuisible dans les choses de l'intelligence et de l'art, ne se laissera pas facilement
exclure de ce débat. Cependant des deux côtés du détroit j'ai rencontré, parmi les artistes et les ama-
teurs éclairés, des esprits vraiment libéraux qui ont su former leurs opinions indépendamment des
idées nationales. Il est des amateurs et des artistes anglais qui préfèrent les Claude, et l'on voit des
artistes et des amateurs français qui ont pour Turner une préférence enthousiaste. J'ai voulu faire gra-
ver à l'eau-forte, pour le Portfolio, un certain nombre des meilleures toiles de Turner et de Claude.
Nos graveurs sont presque tous de nationalité française, et cependant nous avons rencontré au début
une difficulté complètement imprévue. Presque tous m'ont prié de leur choisir des œuvres de Turner.
Le Portfolio est aujourd'hui dans sa septième année, et aucun artiste jusqu'à ce jour ne m'a demandé
à graver un Claude. La correspondance particulière d'un directeur de revue artistique offre de très-
intéressantes indications sur l'état de l'opinion parmi les artistes contemporains, et je crois pouvoir
affirmer que Turner est maintenant à la mode plus que Claude Lorrain parmi le monde artistique
dont les décisions s'imposent généralement au public après un certain temps. Malgré cet état de l'opi-
nion, qui est une réaction contre une ancienne injustice, la question ne doit pas être regardée comme
absolument résolue. Bien des choses restent à dire, et je vais essayer de les indiquer ici, au moins som-
mairement et partiellement.

Puisque le devoir d'un écrivain est moins d'exprimer les opinions des autres que les siennes
propres, j'expliquerai franchement quelles sont mes impressions après mes dernières et récentes visites
au Louvre et à la Galerie Nationale. La meilleure manière de s'interroger sur ses propres préférences
est de se laisser aller au doux rêve de la possession absolue et de faire un choix imaginaire. Je sup-
pose donc que l'on m'offre les deux Turner ou les deux Claude nommés au commencement de cet
article. Je n'aurais aucune hésitation : je prendrais les deux Claude. Mais si l'on m'offrait deux toiles de
l'un ou de l'autre artiste à choisir librement dans toute la galerie, mon choix serait tout aussi vite fait.
Je demanderais alors sans balancer un instant que l'on me donne deux Turner. Et si on m'offrait de
choisir dans toutes les galeries, publiques ou privées, oh! alors, je nommerais non-seulement deux