SUR LA CONTREFAÇON. 31
en disséquant, pour les rajuster, ces immortels cadavres, il surprit quelques secrets des anciens
maîtres et résolut de les appliquer à l'art moderne.
Pour commencer, il étudia le mobilier dans son expression la plus usuelle, le siège. S'emparant
des anciennes formes dans leur essence, étudiant les procédés des huchiers et des tapissiers du
xvie siècle pour la décoration'et la garniture de ces petits meubles, il composa une série de chaises et
de fauteuils variés, parfaitement confortables au point de vue moderne; il n'imita point, il s'inspira. Et je
dois dire que ces ouvrages, faits loyalement, sans supercherie, ont trouvé à sa vente de nombreux acqué-
reurs et des prix honorables.
Ainsi voilà un homme qui pouvait contrefaire tout comme un autre, qui a préféré consacrer
honnêtement son aptitude à des créations modernes et qui a réussi. J'en sais d'autres qui n'attendent
qu'un moment pour le suivre dans la voie qu'il a ouverte.
Interrogez tous les restaurateurs de la curiosité, ces excellents praticiens que l'on nomme tout haut :
— André, le docteur incomparable des faïences et des émaux, — Etienne, le chirurgien-major des
meubles, — Bague, qui continue les traditions de son maître Vitel, — Dournès, Gauvin, Dasson qui
pratiquent les opérations les plus délicates sur le fer et le cuivre, —Jardinet et Wallet, les spécialistes
de la tapisserie, — Thuillier, Durand et Piré qui excellent dans les affections de l'ébénisterie, — Wan-
denberg dans le traitement de la dorure, — et leur doyen, le vénérable Baudouin, qui opère l'ivoire et
le buis avec tant d'adresse, de patience et de précision. Ces habiles rebouteurs soignent, pansent et
remettent sur pied les glorieux invalides que nous recueillons dans nos cabinets; tache ingrate et qui
exige autant de talent que d'abnégation, car il faut savoir s'effacer, dissimuler sa collaboration, se
résigner à faire des chefs-d'œuvre anonymes. Eh bien, tous n'ont qu'une ambition : créer un objet
moderne qu'ils puissent avouer tout haut et signer des deux mains. « Donnez-nous du loisir, disait l'un
d'eux, et nous nous jetons à corps perdu dans l'art contemporain. »
Ne me dites pas que c'est une utopie, que la mode est aveugle et féroce, qu'elle ne voudra pas de
leurs ouvrages du moment qu'ils seront modernes. Je vous répondrai par l'exemple de Vitel ;
est-ce que la mode ne rechercheras les adaptations anciennes quand elles sont intelligentes, pratiques
et réussies, les carrelages de Delange et les toiles peintes de Guichard, les poteries de Bouvier et les
cristaux de Rousseau, les damasquines de Zuloaga et les meubles de Beurdeley? Ai-je besoin de rap-
peler les succès de Christofle, de Barbedienne, de Salagnad, qui ressuscitent les anciens procédés et les
appliquent victorieusement à la fabrication actuelle?
Supposez maintenant que les contrefacteurs, entraînés par l'exemple, ouvrent les yeux et se mettent
de la partie à leur tour, qu'ils utilisent loyalement leur talent d'assimilation à imaginer des œuvres
nouvelles répondant à nos besoins, qu'ils fassent des traductions de l'art ancien ad usum du xixe siècle.
Au lieu de traîner une vie misérable, exploités sans merci par des intermédiaires qui achètent à des
prix dérisoires leurs chefs-d'œuvre clandestins, ils trouveraient honneur et succès à travailler au grand
jour. Au lieu d'être les mauvais génies de la curiosité, de l'empoisonner lentement, ils lui rendraient
la sécurité. Et quelle renaissance pour nos arts industriels, le jour où ce capital de talents neufs et
solidement trempés se répandrait dans la circulation! Il me semble que voilà des perspectives bien faites
pour tenter les contrefacteurs et les engager à renoncer à leur méchante besogne. ..
Ainsi j'allais, bâtissant mes châteaux en Espagne. Mon ami B... vint à passer, il me prit le bras
et, comme je lui contais ma mauvaise humeur contre les faussaires :
« Laissez donc, me dit-il, la contrefaçon a du bon et vous avez tort de vous plaindre. D'abord
pourquoi chercher querelle à des artistes fiers, ombrageux et indépendants, que vos dédains ont frois-
sés et qui se vengent à leur manière ? Vous parlez d'immoralité, de pratiques malhonnêtes ; les coupables
sont les intermédiaires, l'artiste leur vend ses produits pour ce qu'ils sont et ne trompe personne. Mais
prenons la question de plus haut : savez-vous ce que l'avenir réserve à ces ouvriers inquiets et soli-
taires, sans cesse préoccupés des anciens maîtres, de leurs procédés, de leur style, de leur esprit? Si
je regarde en arrière, combien d'industries florissantes sont nées de la contrefaçon! Nos premières
manufactures de tapisseries se forment en contrefaisant les ouvrages d'Orient et de Flandre, la Saxe
en disséquant, pour les rajuster, ces immortels cadavres, il surprit quelques secrets des anciens
maîtres et résolut de les appliquer à l'art moderne.
Pour commencer, il étudia le mobilier dans son expression la plus usuelle, le siège. S'emparant
des anciennes formes dans leur essence, étudiant les procédés des huchiers et des tapissiers du
xvie siècle pour la décoration'et la garniture de ces petits meubles, il composa une série de chaises et
de fauteuils variés, parfaitement confortables au point de vue moderne; il n'imita point, il s'inspira. Et je
dois dire que ces ouvrages, faits loyalement, sans supercherie, ont trouvé à sa vente de nombreux acqué-
reurs et des prix honorables.
Ainsi voilà un homme qui pouvait contrefaire tout comme un autre, qui a préféré consacrer
honnêtement son aptitude à des créations modernes et qui a réussi. J'en sais d'autres qui n'attendent
qu'un moment pour le suivre dans la voie qu'il a ouverte.
Interrogez tous les restaurateurs de la curiosité, ces excellents praticiens que l'on nomme tout haut :
— André, le docteur incomparable des faïences et des émaux, — Etienne, le chirurgien-major des
meubles, — Bague, qui continue les traditions de son maître Vitel, — Dournès, Gauvin, Dasson qui
pratiquent les opérations les plus délicates sur le fer et le cuivre, —Jardinet et Wallet, les spécialistes
de la tapisserie, — Thuillier, Durand et Piré qui excellent dans les affections de l'ébénisterie, — Wan-
denberg dans le traitement de la dorure, — et leur doyen, le vénérable Baudouin, qui opère l'ivoire et
le buis avec tant d'adresse, de patience et de précision. Ces habiles rebouteurs soignent, pansent et
remettent sur pied les glorieux invalides que nous recueillons dans nos cabinets; tache ingrate et qui
exige autant de talent que d'abnégation, car il faut savoir s'effacer, dissimuler sa collaboration, se
résigner à faire des chefs-d'œuvre anonymes. Eh bien, tous n'ont qu'une ambition : créer un objet
moderne qu'ils puissent avouer tout haut et signer des deux mains. « Donnez-nous du loisir, disait l'un
d'eux, et nous nous jetons à corps perdu dans l'art contemporain. »
Ne me dites pas que c'est une utopie, que la mode est aveugle et féroce, qu'elle ne voudra pas de
leurs ouvrages du moment qu'ils seront modernes. Je vous répondrai par l'exemple de Vitel ;
est-ce que la mode ne rechercheras les adaptations anciennes quand elles sont intelligentes, pratiques
et réussies, les carrelages de Delange et les toiles peintes de Guichard, les poteries de Bouvier et les
cristaux de Rousseau, les damasquines de Zuloaga et les meubles de Beurdeley? Ai-je besoin de rap-
peler les succès de Christofle, de Barbedienne, de Salagnad, qui ressuscitent les anciens procédés et les
appliquent victorieusement à la fabrication actuelle?
Supposez maintenant que les contrefacteurs, entraînés par l'exemple, ouvrent les yeux et se mettent
de la partie à leur tour, qu'ils utilisent loyalement leur talent d'assimilation à imaginer des œuvres
nouvelles répondant à nos besoins, qu'ils fassent des traductions de l'art ancien ad usum du xixe siècle.
Au lieu de traîner une vie misérable, exploités sans merci par des intermédiaires qui achètent à des
prix dérisoires leurs chefs-d'œuvre clandestins, ils trouveraient honneur et succès à travailler au grand
jour. Au lieu d'être les mauvais génies de la curiosité, de l'empoisonner lentement, ils lui rendraient
la sécurité. Et quelle renaissance pour nos arts industriels, le jour où ce capital de talents neufs et
solidement trempés se répandrait dans la circulation! Il me semble que voilà des perspectives bien faites
pour tenter les contrefacteurs et les engager à renoncer à leur méchante besogne. ..
Ainsi j'allais, bâtissant mes châteaux en Espagne. Mon ami B... vint à passer, il me prit le bras
et, comme je lui contais ma mauvaise humeur contre les faussaires :
« Laissez donc, me dit-il, la contrefaçon a du bon et vous avez tort de vous plaindre. D'abord
pourquoi chercher querelle à des artistes fiers, ombrageux et indépendants, que vos dédains ont frois-
sés et qui se vengent à leur manière ? Vous parlez d'immoralité, de pratiques malhonnêtes ; les coupables
sont les intermédiaires, l'artiste leur vend ses produits pour ce qu'ils sont et ne trompe personne. Mais
prenons la question de plus haut : savez-vous ce que l'avenir réserve à ces ouvriers inquiets et soli-
taires, sans cesse préoccupés des anciens maîtres, de leurs procédés, de leur style, de leur esprit? Si
je regarde en arrière, combien d'industries florissantes sont nées de la contrefaçon! Nos premières
manufactures de tapisseries se forment en contrefaisant les ouvrages d'Orient et de Flandre, la Saxe