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L' art: revue hebdomadaire illustrée — 2.1876 (Teil 2)

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Bonnaffé, Edmond: Sur la contrefaçon
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https://doi.org/10.11588/diglit.16690#0047

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32 L'ART.

en fabriquant du faux chine, Delft du faux japon, Nevers du faux italien; Marc-Antoine a commencé
sa fortune en imitant la signature d'Albert Durer, Venise en pastichant les Arabes et les Byzantins, les
Padouans en gravant défausses médailles, et Guttenberg lui-môme a inventé l'imprimerie pour contre-
faire les manuscrits.

« Ne jugez donc pas avant l'heure ces inconnus, laissez-les vivre et faire leur métier; l'avenir dira
s'il faut les reléguer chez les pâles eunuques et les imitateurs impuissants, ou leur dresser des autels
parmi les vigoureux producteurs des renaissances. Pour moi qui n'ai point votre égoïsme de collec-
tionneur, je leur rends grâce de m'avoir appris que la France possède encore des mains merveilleuses,
égales à celles des grands siècles. Ils me permettent d'espérer des jours meilleurs et je ne leur demande
qu'une chose, c'est de faire école.

« Mais êtes-vous sûrs que la contrefaçon soit un danger?- Si je ne me trompe, elle sert plutôt
vos intérêts ; car enfin plus on contrefait, plus les objets authentiques, que vous avez réunis dans vos
collections et qui portent votre estampille, augmentent de valeur; et cela n'a rien qui vous déplaise.
D'ailleurs le faussaire vous garantit contre l'élévation désordonnée des prix. Tel objet que l'homme
d'argent n'osera pas payer un grand prix chez le marchand toujours suspect, vous qui avez l'œil
ouvert, vous l'achèterez au rabais, vous le placerez chez vous et votre compétence lui donnera son
brevet d'authenticité, sa valeur; votre pavillon couvrira la marchandise.

« A un autre point de vue, la contrefaçon vous est même salutaire. »

— a Vous en parlez à votre aise, lui dis-je; les Sauvageot et les Dusommerard n'en avaient pas
besoin et se portaient à merveille. »

— « Je le crois bien, reprit-il, ils avaient un autre estomac que le vôtre. Ces rudes pionniers, isolés,
sans fortune, creusaient durement leur chemin dans un sol vierge et inexploré. Ils n'étaient pas assouvis
et gavés comme vous; ils avaient la passion généreuse et féconde, le combat fortifiant de tous les jours.
Ils allaient droit devant eux, dédaignés par la mode, bravant les préjugés, le bourgeois qui les traitait
de maniaques, l'artiste qui faisait leur caricatvire, l'écrivain qui les jetait en pâture aux badauds. Au-
jourd'hui la mode vous porte en triomphe, on vous applaudit; Paris s'est fait par vous le bazar de la
curiosité européenne. Et, tandis que les pourvoyeurs de tous les coins du monde approvisionnaient
votre sérail, vous avez désappris l'amour, vous êtes blasés et repus.

« Cependant la contrefaçon survient dans l'ombre. Vous vous êtes laissé prendre, — ne le niez pas,
— vous vous êtes brûlé les doigts les premiers et vous voulez écraser l'impertinente ; ingrats! en vous
blessant elle vous réveille, elle sauve Annibal endormi dans Capoue. Mais, sans elle, où sera la lutte?
où sera le mérite? Supprimez au chasseur les accidents, au marin les naufrages, au soldat les périls,
aux Tissandier les casse-cou et dites-moi où vous placez la gloire? Ah! vous voulez une curiosité
commode, à la portée de chacun, que tout le monde sache de naissance, — comme la politique, —
une curiosité sans danger, facile à suivre même eu voyage. Mais quand vous aurez l'amour banal, vous
n'aurez plus l'amour; le jour où la curiosité sera réduite à un duel de billets de banque, le jour où le
million bête et ignorant pourra se la procurer à coup sûr, — puisque vous aurez pris la peine d'écarter
pour lui le seul écueil qui puisse l'arrêter, — ce jour-là elle sera bien morte, pour lui qui en sera vite
rassasié, et pour vous qui ne pourrez plus l'acheter.

« Croyez-moi, laissez là vos théories banales et vos complaintes de salon. La contrefaçon est
le stimulant périodique nécessaire à vos estomacs blasés, elle vous garantit contre la concurrence,
elle vous sert dans le présent et vous sauvera dans l'avenir. Qu'elle soit un piège pour les novices,
les aveugles et les ignorants, je n'y vois pas de mal ; c'est leur affaire. Quant à vous, regardez bien
comment le piège est fait, comme il fonctionne et où il est placé; n'y tombez jamais et... gardez-vous
bien de le déranger. »

Edmond Bonnaffé.
 
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