L' art: revue hebdomadaire illustrée (1.1875 (Teil 3))

LES

DESSINS DE VICTOR HUGO

es surprenantes facultés de M. Victor Hugo pour le dessin, c'est-à-dire
pour une réduction rapide, colorée et ingénieuse des souvenirs de nature
ou des types imaginés, ont été souvent célébrées. A plusieurs reprises on
a publié des reproductions quelquefois très-fidèles de ses dessins. Le public
sait donc qu'il existe à côté du poëte de génie un artiste original. Mais il
ne saurait être indifférent de montrer dans leur ensemble des productions
plus nombreuses et plus parfaites qu'on ne les suppose encore. L'étude
de ces dessins complète d'ailleurs, en un point spécial, l'idée que l'on
cherche à se former de la topographie de ce vaste cerveau.
Victor Hugo possède à un degré énergique la faculté d'emprisonner dans un contour, d'évoquer
par un jet de lumière, de noyer dans des ombres l'image des choses que fait vivre son vers. Burgs
démantelés soudés aux pics, levers de lune qui donnent aux arbres des silhouettes de*fantômes,
tempêtes qui assaillent des barques, lacs immobiles, rivières serpentant dans de larges plaines, palais
féeriques, citadelles fabuleuses, gorges arides, cathédrales élancées, lourds pignons sur rues,
même les foules bariolées qui vont vers des buts inconnus et les êtres dont l'allure ou la physionomie,
rapidement entrevues, ont une intensité exceptionnelle; il a tout réduit avec une certitude étonnante,
couvrant ainsi les marges de ses prodigieux poèmes « d'illustrations » dont l'avenir tiendra certaine-
ment compte. Il serait, dans la stricte acception, en mesure d'illustrer lui-même son œuvre1.

Il lui a plu de ne se servir de cette faculté innée qu'à des intervalles capricieux. Il a entendu la
maintenir à son ordre. Il ne l'a exercée que comme un délassement. Mais on sent à ce qu'elle lui
fournit, sans avoir subi la méthode de l'enseignement ni la culture suivie, qu'elle eût pu prendre un
développement supérieur. Dans ces moments, déjà lointains, où l'école romantique dégelait l'art fran-
çais, elle eût pu faire de Victor Hugo un maître d'une singulière importance. Sans nous arrêter à des
hypothèses attaquables, il est certain que le jour où l'un de ses amis léguera au Luxembourg quelqu'un
de ces morceaux qu'il a travaillés en artiste patient et bien doué, ce dessin aura sa place à part et
surprendra autant par la logique du rendu que par la grâce et la force de la conception.

La plus ancienne constatation de ce don naturel nous est fournie par un passage du Victor Hugo
raconté par un témoin de sa vie. a Sur la page du dernier et par conséquent du meilleur de ses cahiers,
a écrit M",e Hugo, je trouve ceci : les bêtises que je faisais avant ma naissance; et au-dessous un œuf
dessiné dans lequel on voit quelque chose d'informe et d'horrible, au bas de quoi il y a : Oiseau. » Ce
croquis était fait en 1815, c'est-à-dire par un collégien de treize ans. M",e Hugo « regardant dans l'œuf »
y voit... une tragédie. En prenant l'œuf et l'informe pour eux-mêmes, nous y voyons le germe d'une
série très-typique, les caricatures.

Fût-on enfant de génie, on est toujours quelque peu homme de son temps. La caricature, les
charges à froid, à la fois académiques et grotesques, de Carie Vernet étaient en vogue, et le trait était

I. M. ChifHart, à qui sont dus les bois des Travailleurs de la mer, nous a désigné le Roi des Auxcriniers (page 25) comme une ren-
contre singulière avec le croquis dont le romancier avait illustré la marge même de son texte : '« La même attitude, la même expression,
le même nombre d'écaillés et le même effet, au moins comme parti pris, avec cette différence seule, c'est que lui dessine autrement qu'un
habitué et qu'il écrase quelquefois sa plume ou son pinceau, comme un lion qui dessinerait à côté d'un animal plus faible ou plus
patient. »

La Chaire Gild Hom Ur (également dans les Travailleurs de la Mer} p. 19), de Saint-Malo, et le titre de la première partie portent
les initiales V. H.; mais c'est par excès de scrupule.