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L' art: revue hebdomadaire illustrée — 1.1875 (Teil 3)

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Gindriez, Ch.: L' Algérie et les artistes
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398 L'ART.

La ville à peine prise, les curieux affluèrent. On visitait les bazars, les harems, ces casernes de
janissaires où l'histoire d'Alger se faisait avec du sang-, surtout ces bagnes sombres où les noms de
Cervantès et de Regnard 1 s'ouvraient comme des soupiraux sur des désespoirs séculaires. Toutes ces
terreurs, banales et rebattues aujourd'hui, étaient nouvelles alors ; comment ne pas trembler devant ces
crochets affreux surlesquels les condamnés, précipités du haut des créneaux, s'effilaient et suintaient
en cascades de chair? On rêvait de sensations inconnues et de choses inouïes. Mais ici le meurtre,
artistement varié, se nuançait pour ne pas blaser l'horreur. Les deys étaient massacrés, les Turcs
étranglés, les indigènes empalés, les juifs pendus, les juges décapités, les consuls attachés à la gueule
des canons! Et nos curieux, moitié riant, moitié tremblant, se promenaient dans ce dédale escarpé de
rues étroites, de caps tortueux, de voûtes menaçantes, avec le frisson voluptueux du fauve qui pose
enfin le pied sur sa proie domptée.

Jamais curiosité ne fut plus amplement satisfaite. Dans le premier trouble d'une ville prise, ce
monde s'offrit à nu, dans tous ses secrets et jusque dans ses mystères les plus profonds et les plus exci-
tants. Cette vie intérieure si secrète, ces femmes cachées à leurs parents même, et voilées jusque devant
les juges, ces maisons fermées et silencieuses, quel contraste avec le désordre pittoresque et coloré du
dehors! Ce débraillement étincelant de la rue qui semble être l'ivresse des choses dans ce tumulte des
couleurs qui est l'alcool des yeux, ce charme enfin enivrant, capiteux, sensuel de l'Orient, aspiré avec
la fumée de la victoire, tourna un peu la tête à tout le monde. Qui sait où l'on serait demain? il fallait
bien tout connaître, et pour mieux voir, les soldats pillèrent la Casbah -, allumant leurs pipes avec des
papiers publics d'une valeur inappréciable 3. L'histoire des guerres est la même depuis le commence-
ment du monde. Dans ces grands tableaux que le patriotisme exalte et que la victoire illumine, il y a
toujours un petit coin sombre où la science pleure en se voilant la face.

Cette première période de la conquête est celle qui frappa le plus vivement les peintres, alors dans
toute la fraîcheur de leurs étonnements. Morel Fatio, Th. Frère et bien d'autres, débarqués peu de
temps après Gudin, peignirent les principaux aspects de la ville qui, parcourue, fouillée, exploitée dans
tous les sens, fournit la substance d'une quantité incroyable de tableaux. Jamais peut-être un champ
plus fécond ne s'était ouvert devant les artistes. Les Maures, ces habitants inoffensifs des villes,
inquiets d'abord, puis rassurés par notre attitude, affectaient à notre égard une manière d'indifférence
dédaigneuse; mais leurs femmes ouvrirent les bras aux vainqueurs, et les vainqueurs s'y trouvèrent si
bien, qu'il fallut plus tard la main de fer du maréchal Pélissier pour les en arracher. Les Maures, em-
pêtrés dans les subtilités graphiques du Koran, fuyaient les peintres qui les croquaient à la course,
ou les tiraient au vol; mais au début, la Mauresque fut plus tentante. Ce type curieux, coquet et
passif posa d'ailleurs de meilleure grâce; et tous les voiles qui l'avaient enveloppé jusque-là se
dénouèrent comme des ceintures.

Il semble que ce soit la fatalité de cette longue guerre qu'on ne puisse trouver un caractère parmi
tant de femmes 4. Dans les combats qui suivirent, les captives se barbouillaient tragiquement le visage;
mais personne ne fut jamais dupe de la douleur ainsi peinte sur leurs traits. Les plus jolies, gentiment
éplorées, étalaient ce désespoir provocant qui cherche des consolateurs plus que des consolations.
Comme l'a remarqué un illustre critique 3, parmi tous les peintres de l'Orient, Eugène Delacroix1 a
le mieux compris l'âme engourdie de ces beaux fruits insipides °, « dont la vie s'écoule inutile et déli-
cieuse comme la fumée de leurs nargilehs qui s'évanouit dans le vide ».

Mais au premier moment tant d'aigreur n'empoisonnait pas encore la lune de miel de la conquête;
et dans leur fièvre de curiosités et de recherches, les artistes et les soldats reçurent de ce ciel brûlant
comme une insolation de style, d'images et de couleurs. Ce fut une joie, un délire! Et disons-le à notre
honneur, ces transports ne furent pas seulement ceux des appétits satisfaits, des longues soifs enfin

1. Michel Cervantes et Regnard, pris par les pirates, ont été prisonniers dans les bagnes d'Alger.

2. Forteresse turque et palais des deys d'Alger.

3. Annales algériennes, par le capitaine Pélissier.

4. Il faut excepter peut-être les femmes kabyles qui menaient virilement leurs maris au combat.
J. M. Paul de Saint-Victor.

6. Dans son tableau des femmes d'Alger.
 
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