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L' art: revue hebdomadaire illustrée — 2.1876 (Teil 1)

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Rioux-Maillou, Pedro: Un pastel de La Tour
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https://doi.org/10.11588/diglit.16689#0210

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192 L'ART.

« Ils croient, disait le maître du pastel en parlant de ses modèles, que je ne saisis que les traits de
leurs visages, mais je descends au fond d'eux-mêmes à leur insu, et je les remporte tout entiers. »
Tout l'art du portraitiste est dans ces quelques mots, que La Tour savait mettre en pratique. Aussi
Diderot s'écriera-t-il en 176: « La Tour! La Tour! tibi es? » et toutes les figures du Salon lui paraî-
tront-elles mornes et froides.

On a reproché au maître de Saint-Quentin de trop aimer à philosopher; eût-il pu produire tous les
admirables portraits qu'il a faits si, chez lui, l'artiste n'avait pas été doublé d'un penseur? Louons-le,
au contraire, de cette tournure d'esprit qui lui a permis de nous conserver toute une époque. Les œuvres
de La Tour offrent à la critique des documents aussi intéressants sur le xvin" siècle que n'importe quels
écrits ou mémoires. Tout une société vit dans les innombrables pastels qu'il a légués à la postérité.
« Quand je veux me bien pénétrer d'une période historique, écrit Michelet, je vais dans une de nos col-
lections publiques, et là j'interroge les traits des personnages que je prétends décrire; pour bien com-
prendre la société du temps de Louis XV, il faut étudier l'œuvre de La Tour. Tout y est, depuis le
souverain jusqu'à la courtisane favorite; depuis le marquis, la duchesse, jusqu'au financier, au robin, à
Thonnéte bourgeois. » Théophile Gautier parle dans une « Nouvelle » d'une duchesse qui abandonne
la tapisserie sur laquelle elle est peinte povir venir à son chevet, et le faire vivre chaque nuit de l'exis-
tence joyeuse et coquette du siècle dernier; les portraits de La Tour, eux aussi, sortent de leurs cadres,
et semblent vouloir profiter de l'étincelle de vie dont l'artiste les a animés et qu'on lit sur leurs visages.
Ce n'est pas pour rien que notre notaire, M. Laideguive, a fait des marques au livre qu'il tient à la
main; voyez, sa lèvre frémit, ses yeux se plissent légèrement; je prévois une fine observation, un mot
caustique. Lui aussi, il appartient à la collection historique du xvm° siècle; il personnifie un des nom-
breux courants qui se croisent dans cette société; il nous révèle un des côtés de cette époque.

C'est à Saint-Quentin, au Musée de cette ville, qu'il faut aller admirer La Tour. « Quand vous
entrez, disent les frères de Goncourt, une singulière impression vous prend, et que nul autre peintre
du passé ne vous a donnée ailleurs : toutes ces têtes se tournent comme pour vous voir, tous ces yeux
vous regardent, et il vous semble que vous venez de déranger dans cette grande salle, où toutes les
bouches viennent de se taire, le xvme siècle qui causait. » Vous l'avez dérangé, mais il est bon enfant,
ce xviii0 siècle, et vous pardonne. Vous pouvez commencer votre tournée avec confiance, tous ces
cadres brûlent de vous fournir les renseignements que vous venez leur demander. N'ayez pas peur, ils
n'ont pas la gravité, le guindé de leurs devanciers du xvn* siècle ; c'est une société de causeurs, ils
ne demandent qu'à parler. Cette jolie marquise va vous conter ses amours, ce jeune muguet ses bonnes
fortunes; cet homme de robe a été fait par un artiste qui ne connaissait pas les grandes règles de
l'officiel, et meurt d'envie d'avouer qu'il est philosophe et fait ses délices de la lecture de Voltaire ;
voici la Camargo, le bouffon Manelli, etc., etc. C'est le xvme siècle avec ses aspirations, son idéal, ses
préjugés et ses vices, ces vices aimables qui l'ont tué.

Mais il est temps de fermer cette parenthèse et de revenir à notre notaire. C'est cette physio-
nomie si vivante, si expressive de M. Laideguive qui nous a entraîné à évoquer les ombres de ses con-
temporains. Il est tellement familier qu'on éprouve instinctivement l'envie de causer avec lui et de
profiter des observations qui semblent devoir sortir à chaque instant de sa bouche.

Heureuse époque que celle qui a trouvé un artiste comme La Tour pour la faire revivre dans ses
cadres admirables!

Pedro Rioux-Maillou.
 
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