ART DRAMATIQUE
FREDERICK LEMAITRE
(1800-1876)
E plus puissant interprète de la scène française vient de mourir.
Frederick Lemaître 1 a été du théâtre moderne la mélancolie, le fris-
son, la terreur; nul plus que lui n'a remué les âmes qu'il soulevait ou
apaisait à son gré. Comme Neptune, d'un signe, d'un mot, il faisait le
calme ou la tempête. Le clavier de son talent était immense : il allait du
soupir, du murmure, au rugissement, au tonnerre; tout ce qui pouvait
s'exprimer par la parole, il l'exprimait; plus encore que sa voix, son oeil,
son geste parlaient; il avait des silences terribles. Homme de toutes les
passions, de tous les temps, de tous les rôles, il portait avec la même
aisance le satin, le velours des grands seigneurs, les pourpoints, les fracs, le buffle des capitaines
d'aventure, la livrée des laquais, les sordides haillons du chiffonnier qu'il relevait d'une sorte de gran-
deur farouche. Aujourd'hui Borgia, Rawenswood, d'Arlington ; demain Robert Macaire, Vautrin ou
Paillasse, il montait, descendait les degrés de toutes les passions, l'échelle de toutes les conditions
humaines. Dans ses incarnations si diverses et si profondes, il faisait involontairement penser au génie
de Shakespeare, allant, comme lui, de la poésie la plus haute au réalisme le plus effréné. Si le hasard
l'eût fait naître sur les bords de la Tamise, quel interprète aurait eu l'immortel dramaturge! Quel
Falstaff ! Quel Richard !
Mais ce n'est point en Angleterre que fut son berceau, Frédérick Lemaître vint au monde dans
la province de Corneille, au Havre, en juillet 1800. Son grand-père maternel avait été musicien, son
père était architecte. On sait peu de chose de ses premières années et de l'éducation qu'elles reçurent;
elles ne durent pas être sans orages, car l'esprit de soumission et de discipline restèrent toujours les
moindres de ses qualités : c'était comme Mirabeau une nature tempétueuse. De très-bonne he^ire il
parait avoir eu le goût des jeux de la scène ; sa famille s'amusait de cette vocation précoce, elle le
drapait en tragédien, et l'écoutait, étonnée, déclamer la Veuve du Malabar, pièce singulièrement choisie
alors que l'on pouvait remettre aux mains de l'enfant les chefs-d'œuvre de Molière et de Racine. Mais,
peut-être, d'instinct, était-il poussé vers un théâtre plus passionné que celui de nos grands maîtres, et
rêvait-il une scène où la convention jouerait vin moindre rôle.
Dans tout l'éclat de sa jeunesse et de sa beauté, Frédérick vint à Paris en 1820 ; son parti était
pris : il se présenta au Conservatoire. Le jury, cette année-là, avait pour président un acteur d'un
1. Il ne s'appelait point Frédérick. Nous nous sommes procuré l'acte civil de sa naissance; le voici :
« Le onze thermidor an huit de la République française, une et indivisible, en la salle de la maison commune du Havre, devant nous
Guillaume Antoine Sery, maire de cette ville, a été présenté un enfant mâle que le citoyen Antoine Marie Lemaître, architecte, nous a
déclaré être né le neuf de ce mois, midy, en son domicile rue de la Gaffe, et être issu de son légitime mariage avec la citoyenne Victor
Sophie Merecheide son épouse. Le quel enfant a été nommé Antoine Louis Prosper, par le citoyen Jean Louis Thibault, ex-entrepreneur des
travaux publics, domicilié à Rouen, représenté, vû son abseice, en vertu de procuratian, par le citoyen Guillaume Jacques François
Rousset, citoyen français, et par la citoyenne Anne Baron, épouse du citoyen Charles Frédéric Merecheide, maître de musique, ayeulle
maternelle de l'enfant, témoins majeurs et domiciliés en cette ville, qui ont, ainsy que le déclarant, signé avec nous après lecture.
1 Signe : Lemaître, famé (sic) Mercheide, Rousset, pl", Sery, maire. »
FREDERICK LEMAITRE
(1800-1876)
E plus puissant interprète de la scène française vient de mourir.
Frederick Lemaître 1 a été du théâtre moderne la mélancolie, le fris-
son, la terreur; nul plus que lui n'a remué les âmes qu'il soulevait ou
apaisait à son gré. Comme Neptune, d'un signe, d'un mot, il faisait le
calme ou la tempête. Le clavier de son talent était immense : il allait du
soupir, du murmure, au rugissement, au tonnerre; tout ce qui pouvait
s'exprimer par la parole, il l'exprimait; plus encore que sa voix, son oeil,
son geste parlaient; il avait des silences terribles. Homme de toutes les
passions, de tous les temps, de tous les rôles, il portait avec la même
aisance le satin, le velours des grands seigneurs, les pourpoints, les fracs, le buffle des capitaines
d'aventure, la livrée des laquais, les sordides haillons du chiffonnier qu'il relevait d'une sorte de gran-
deur farouche. Aujourd'hui Borgia, Rawenswood, d'Arlington ; demain Robert Macaire, Vautrin ou
Paillasse, il montait, descendait les degrés de toutes les passions, l'échelle de toutes les conditions
humaines. Dans ses incarnations si diverses et si profondes, il faisait involontairement penser au génie
de Shakespeare, allant, comme lui, de la poésie la plus haute au réalisme le plus effréné. Si le hasard
l'eût fait naître sur les bords de la Tamise, quel interprète aurait eu l'immortel dramaturge! Quel
Falstaff ! Quel Richard !
Mais ce n'est point en Angleterre que fut son berceau, Frédérick Lemaître vint au monde dans
la province de Corneille, au Havre, en juillet 1800. Son grand-père maternel avait été musicien, son
père était architecte. On sait peu de chose de ses premières années et de l'éducation qu'elles reçurent;
elles ne durent pas être sans orages, car l'esprit de soumission et de discipline restèrent toujours les
moindres de ses qualités : c'était comme Mirabeau une nature tempétueuse. De très-bonne he^ire il
parait avoir eu le goût des jeux de la scène ; sa famille s'amusait de cette vocation précoce, elle le
drapait en tragédien, et l'écoutait, étonnée, déclamer la Veuve du Malabar, pièce singulièrement choisie
alors que l'on pouvait remettre aux mains de l'enfant les chefs-d'œuvre de Molière et de Racine. Mais,
peut-être, d'instinct, était-il poussé vers un théâtre plus passionné que celui de nos grands maîtres, et
rêvait-il une scène où la convention jouerait vin moindre rôle.
Dans tout l'éclat de sa jeunesse et de sa beauté, Frédérick vint à Paris en 1820 ; son parti était
pris : il se présenta au Conservatoire. Le jury, cette année-là, avait pour président un acteur d'un
1. Il ne s'appelait point Frédérick. Nous nous sommes procuré l'acte civil de sa naissance; le voici :
« Le onze thermidor an huit de la République française, une et indivisible, en la salle de la maison commune du Havre, devant nous
Guillaume Antoine Sery, maire de cette ville, a été présenté un enfant mâle que le citoyen Antoine Marie Lemaître, architecte, nous a
déclaré être né le neuf de ce mois, midy, en son domicile rue de la Gaffe, et être issu de son légitime mariage avec la citoyenne Victor
Sophie Merecheide son épouse. Le quel enfant a été nommé Antoine Louis Prosper, par le citoyen Jean Louis Thibault, ex-entrepreneur des
travaux publics, domicilié à Rouen, représenté, vû son abseice, en vertu de procuratian, par le citoyen Guillaume Jacques François
Rousset, citoyen français, et par la citoyenne Anne Baron, épouse du citoyen Charles Frédéric Merecheide, maître de musique, ayeulle
maternelle de l'enfant, témoins majeurs et domiciliés en cette ville, qui ont, ainsy que le déclarant, signé avec nous après lecture.
1 Signe : Lemaître, famé (sic) Mercheide, Rousset, pl", Sery, maire. »