L' art: revue hebdomadaire illustrée (7.1881 (Teil 2))

FRANÇOIS RUDE. 3i

siège est fait, et il ne veut pas le refaire, soit lassitude, soit révolte du vieil orgueil humain qui
ne veut pas se donner l'humiliation d'un démenti. Et ne reconnaît-on pas encore à ce trait le
sage antique si tenace dans ses résolutions? Rude fait des chefs-d'œuvre et s'obstine à nier le
génie ; il croit que le bonheur est dans la vertu, et lorsqu'il perd son fils, et qu'il souffre à en
mourir, il persiste à le croire. ,

Cette âpre et bonne nature qui ne transige ni avec les conventions sociales, ni avec les
événements, ni avec les hommes, ni avec elle-même, se dresse comme un roc au milieu des
souplesses de ce monde où les vertus s'adaptent, où les caractères se courbent, où les dignités
composent. Avec ses saillies un peu dures, un peu pointues, un peu coupantes, elle marque dans
sa droiture inflexible une sorte d'étiage du bien absolu; et n'est-ce pas un document utile à con-
sulter pour ces gens qui prennent si aisément le niveau du temps qui les emporte et voudraient
savoir ce qui manque à leurs petites qualités
pour les élever à des vertus ?

C'est peut-être pour cela que, malgré sa
grandeur sculpturale, ses belles lignes, ses
reliefs énergiques, cette noble figure a peu
tenté les écrivains : ils n'ont pas osé aborder
ces escarpements de vertu. Que pouvons-nous
reprocher à Rude, après tout, sinon d'avoir
fait garder son honneur non par des chiens,
mais par des loups? L'important est que son
honneur ait été bien gardé. Et pourtant cette
silhouette est singulière avec son mélange
d'éducation et de nature, au milieu de notre
siècle où elle se détache d'une manière si
pittoresque avec son caractère qui pointe d'une
façon aiguë, presque gothique. On dirait un
Romain élevé par des Grecs et drapé dans
un uniforme de grenadier; ou plutôt c'est un
bloc erratique, ce qui reste d'une inondation
disparue, un homme oublié par le temps au
milieu d'un peuple de statues.

Il faut contempler François Rude comme
nous le voyons aujourd'hui, d'un peu loin,
pour que toutes ces disparates se fondent Jeanne d'Arc

, , \ -, • j i>. , Dessin de David-Riquier, d'après le marbre de François Rude.

dans 1 austère harmonie de cette personnalité

(Musée national du Louvre.)

composite. Les contemporains l'ont dédaigné

ou mal compris ; il était trop près d'eux. Comment accepter dans la pratique de notre vie bour-
geoise ces vertus antiques qui s'étaient illustrées dans Marc-Aurèle, sous la pourpre des Césars?
Nos vêtements même se prêtent mal à cette noblesse de geste et à cette raideur de caractère :
il leur faut le recul de la scène ou le lointain de l'histoire, et en tout cas l'ampleur théâtrale et
la majesté de la toge.

En résumé, Rude força plutôt l'existence à lui sourire qu'elle ne lui sourit, il dompta plutôt
son art qu'il ne fut dompté par lui; en toute occasion il domine la vie, les hommes et lui-même.
Mais surtout il a glorifié le peuple en sa personne, et s'il eut tellement à cœur de rester dans
le peuple, c'est qu'il voulait le faire héritier de son génie et de ses vertus. On lui parle de son
génie et il répond travail ; on lui demande le secret de ses chefs-d'œuvre et il montre ses
outils. Il s'est donné pour mission de prouver que dans ce monde tel qu'il est, avec ses imper-
fections, ses injustices, ses vices, on peut arriver à ce qu'il y a de plus envié sur la terre, au
bonheur sans fortune, au succès sans bassesse; et lorsque, à l'Exposition universelle de 18f , il
a reçu par la récompense suprême la consécration de cette vie honnête et laborieuse, il sent que

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