SALON
« Son apparition fantastique, cadavéreuse, théâtrale, était un
« poème et impressionnait profondément. Les applaudisse-
« ments qui l'accueillirent n'avaient pas de fin ! Pour quelque
« temps il avait l'air de s'en amuser, et quand il en avait assez,
« d'un coup d'œil d'aigle, diabolique, il regardait le public et
« lançait un trait, une fusée éblouissante, partant de la note la
« plus grave du violon jusqu'à la plus élevée, avec une rapidité,
« une puissance de son, une clarté, un étincellement de diamant
« si extraordinaire, si vertigineux, que déjà chacun se sentait
« subjugué, fanatise.
«Les applaudissements frénétiques recommençaient; la
« scène se reproduisait deux, trois et plusieurs fois, jusqu'à ce
« qu'enfin le maître en eût assez et daignât commencer. Je le
« répète, son apparition seule é:ait déjà tout un poème. Je
« n'essayerai pas d'entrer dans les détails de cette exécution
« gigantesque, unique.
n J'entendis le concerto en si mineur, dit de la Clochette,
« les variations sur « il cor non piu mi sento », le mouvement
« perpétuel, et les Streghe.
« L'impression fut profonde, immense, mais je ne pouvais
n encore me rendre un compte exact des moyens employés pour
« arriver aux effets rendus. Toutefois, l'impression resta en moi
« intacte, et plus tard, lorsque j'avançai dans l'âge et dans la
« connaissance plus approfondie de l'art du violon, bien des
DE 1881- 3i5
« choses s'expliquèrent et se révélèrent. Néanmoins, le sou-
« venir de mes sensations est resté le même, et mon admiration
« a grandi jusqu'aux limites de l'invraisemblable.
« Après le concert, j'eus le bonheur d'être présenté à Paga-
« nini, dans la maison du docteur Bealing, alors médecin des
« artistes à Londres. Tout le monde défilait dans ces grandes
n soirées. J'y jouai et Paganini ne pouvait échapper à la corvée.
« Il fit entendre un quatuor pour alto solo, d'un intérêt relatif;
n quant à moi, j'eusse préféré un morceau de violon, mais
« il réservait exclusivement cet instrument pour ses apparitions
« devant le grand public. Il fut très bienveillant et très encou-
« rageant pour moi, et m'invita tout particulièrement à m'as-
« seoir près de lui pendant le souper, qui fut servi à quatre
« heures du matin. Je tombais de sommeil, pourtant mon
n admiration me tenait juste assez éveillé pour me rappeler les
« nombreux verres de vin qu'il me versa, ses rasades et ses
n grandes mains ! »
« Parmi les artistes dont parle Vieuxtemps dans cette
autobiographie, citons encore Henri Wieniawski, dont il loue
« l'exécution vraiment prodigieuse », et « un jeune et aimable
« maître de chapelle », qu'il connut particulièrement à Riga,
lorsqu'il y donna des concerts avec son ami François Servais
en 1839. Ce jeune et aimable capellmeister s'appelait Richard
Wagner. »
JOHN HOPPNER
On a beaucoup cancané à propos de la naissance de
Hoppner; on a donné à entendre qu'il eut pour père George III;
c'est le cas de se souvenir qu'on ne prête qu'aux riches, et cha-
cun sait que les quatre Georges, dont Thackeray a tracé de si
terribles portraits, ne brillaient pas précisément par excès
de vertu. Néanmoins, il est aujourd'hui très probable que la
mémoire de l'un d'eux ne doit pas être chargée du péché de
paternité irrégulière que l'engouement du prince de Galles —
le quatrième Georges —• pour l'artiste, son portrait painter,
semblait rendre vraisemblable.
Ce qu'il y a de certain, c'est que John Hoppner avait
du savoir faire à revendre et qu'il sut très habilement en
tirer parti pour devenir le favori artistique de l'héritier du
trône.
Ce courtisan n'en était pas moins un portraitiste d'infini-
ment de talent ; ses portraits de femmes surtout sont empreints
d'une grâce infinie; ils séduisent par la distinction et par une
grande finesse de tons. Une des précieuses collections de
Londres, celle de M. H. L. Bischoffsheim, s'est récemment
enrichie d'un fort bel Hoppner, que nous avons obtenu
l'autorisation de faire graver par M. Léopold Massard. Ce
portrait de la princesse Sophia Mathilda de Gloucester est une
des meilleures œuvres du rival de Sir Thomas Lawrence.
John Hoppner n'était pas seulement un peintre de beau-
coup de talent, ce fut aussi un homme d'infiniment d'esprit.
Il avait été élu membre de la Royal Academy en 1795.
Il est mort en avril j8io, n'étant âgé que de cinquante et
un ans.
SALON DE 1881
NOS MÉDAILLÉS
L'Art n'a jamais varié et ne variera jamais au sujet des
médailles dont nous avons maintes fois espéré la suppression;
nous nous sommes, à cet égard, expliqué trop catégoriquement
pour avoir à y revenir. Mais puisque ces récompenses existent
encore et qu'on est unanime à reconnaître que, pour les œuvres
d'art in Black and White, elles ont été votées avec autant de
discernement et d'impartialité que l'on a apporté d'étrange
parti-pris à décerner les médailles destinées à la peinture 1 ;
nous devons à tous ceux que l'Art a l'honneur de compter,
depuis sept ans, au nombre de ses collaborateurs, de constater
la très large part faite cette fois encore à leur talent.
La médaille d'honneur a été donnée au plus digne, à notre
cher Théophile Chauvel, qui a le culte de son art et-la sainte
passion du travail sans lequel il ne se crée point d'œuvres
accomplies. Ce triomphateur acclamé est la modestie même,
— il n'en est que plus profondément sympathique, — et reporte
l'honneur de sa victoire sur ces maîtres glorieux, Théodore
Rousseau et Camille Corot, qu'il a si magistralement inter-
prétés.
L'unique première médaille a été remportée par un des
précurseurs de la renaissance de l'eau-forte, par ce graveur si
original qui a nom Félix Bracquemond.
Les deuxièmes médailles étaient au nombre de trois;
deux ont été décernées à MM. Lionel Le Coûteux et E. Cham-
pollion.
Au nombre des artistes qui ont obtenu les huit troisièmes
médailles figurent MM. Langeval, Henri Lefort, Lepère, qui
fait aussi de la peinture et de la bonne peinture, et Ramus, qui
1. Voir page 249, ce que dit à ce sujet M. René Menai d.
« Son apparition fantastique, cadavéreuse, théâtrale, était un
« poème et impressionnait profondément. Les applaudisse-
« ments qui l'accueillirent n'avaient pas de fin ! Pour quelque
« temps il avait l'air de s'en amuser, et quand il en avait assez,
« d'un coup d'œil d'aigle, diabolique, il regardait le public et
« lançait un trait, une fusée éblouissante, partant de la note la
« plus grave du violon jusqu'à la plus élevée, avec une rapidité,
« une puissance de son, une clarté, un étincellement de diamant
« si extraordinaire, si vertigineux, que déjà chacun se sentait
« subjugué, fanatise.
«Les applaudissements frénétiques recommençaient; la
« scène se reproduisait deux, trois et plusieurs fois, jusqu'à ce
« qu'enfin le maître en eût assez et daignât commencer. Je le
« répète, son apparition seule é:ait déjà tout un poème. Je
« n'essayerai pas d'entrer dans les détails de cette exécution
« gigantesque, unique.
n J'entendis le concerto en si mineur, dit de la Clochette,
« les variations sur « il cor non piu mi sento », le mouvement
« perpétuel, et les Streghe.
« L'impression fut profonde, immense, mais je ne pouvais
n encore me rendre un compte exact des moyens employés pour
« arriver aux effets rendus. Toutefois, l'impression resta en moi
« intacte, et plus tard, lorsque j'avançai dans l'âge et dans la
« connaissance plus approfondie de l'art du violon, bien des
DE 1881- 3i5
« choses s'expliquèrent et se révélèrent. Néanmoins, le sou-
« venir de mes sensations est resté le même, et mon admiration
« a grandi jusqu'aux limites de l'invraisemblable.
« Après le concert, j'eus le bonheur d'être présenté à Paga-
« nini, dans la maison du docteur Bealing, alors médecin des
« artistes à Londres. Tout le monde défilait dans ces grandes
n soirées. J'y jouai et Paganini ne pouvait échapper à la corvée.
« Il fit entendre un quatuor pour alto solo, d'un intérêt relatif;
n quant à moi, j'eusse préféré un morceau de violon, mais
« il réservait exclusivement cet instrument pour ses apparitions
« devant le grand public. Il fut très bienveillant et très encou-
« rageant pour moi, et m'invita tout particulièrement à m'as-
« seoir près de lui pendant le souper, qui fut servi à quatre
« heures du matin. Je tombais de sommeil, pourtant mon
n admiration me tenait juste assez éveillé pour me rappeler les
« nombreux verres de vin qu'il me versa, ses rasades et ses
n grandes mains ! »
« Parmi les artistes dont parle Vieuxtemps dans cette
autobiographie, citons encore Henri Wieniawski, dont il loue
« l'exécution vraiment prodigieuse », et « un jeune et aimable
« maître de chapelle », qu'il connut particulièrement à Riga,
lorsqu'il y donna des concerts avec son ami François Servais
en 1839. Ce jeune et aimable capellmeister s'appelait Richard
Wagner. »
JOHN HOPPNER
On a beaucoup cancané à propos de la naissance de
Hoppner; on a donné à entendre qu'il eut pour père George III;
c'est le cas de se souvenir qu'on ne prête qu'aux riches, et cha-
cun sait que les quatre Georges, dont Thackeray a tracé de si
terribles portraits, ne brillaient pas précisément par excès
de vertu. Néanmoins, il est aujourd'hui très probable que la
mémoire de l'un d'eux ne doit pas être chargée du péché de
paternité irrégulière que l'engouement du prince de Galles —
le quatrième Georges —• pour l'artiste, son portrait painter,
semblait rendre vraisemblable.
Ce qu'il y a de certain, c'est que John Hoppner avait
du savoir faire à revendre et qu'il sut très habilement en
tirer parti pour devenir le favori artistique de l'héritier du
trône.
Ce courtisan n'en était pas moins un portraitiste d'infini-
ment de talent ; ses portraits de femmes surtout sont empreints
d'une grâce infinie; ils séduisent par la distinction et par une
grande finesse de tons. Une des précieuses collections de
Londres, celle de M. H. L. Bischoffsheim, s'est récemment
enrichie d'un fort bel Hoppner, que nous avons obtenu
l'autorisation de faire graver par M. Léopold Massard. Ce
portrait de la princesse Sophia Mathilda de Gloucester est une
des meilleures œuvres du rival de Sir Thomas Lawrence.
John Hoppner n'était pas seulement un peintre de beau-
coup de talent, ce fut aussi un homme d'infiniment d'esprit.
Il avait été élu membre de la Royal Academy en 1795.
Il est mort en avril j8io, n'étant âgé que de cinquante et
un ans.
SALON DE 1881
NOS MÉDAILLÉS
L'Art n'a jamais varié et ne variera jamais au sujet des
médailles dont nous avons maintes fois espéré la suppression;
nous nous sommes, à cet égard, expliqué trop catégoriquement
pour avoir à y revenir. Mais puisque ces récompenses existent
encore et qu'on est unanime à reconnaître que, pour les œuvres
d'art in Black and White, elles ont été votées avec autant de
discernement et d'impartialité que l'on a apporté d'étrange
parti-pris à décerner les médailles destinées à la peinture 1 ;
nous devons à tous ceux que l'Art a l'honneur de compter,
depuis sept ans, au nombre de ses collaborateurs, de constater
la très large part faite cette fois encore à leur talent.
La médaille d'honneur a été donnée au plus digne, à notre
cher Théophile Chauvel, qui a le culte de son art et-la sainte
passion du travail sans lequel il ne se crée point d'œuvres
accomplies. Ce triomphateur acclamé est la modestie même,
— il n'en est que plus profondément sympathique, — et reporte
l'honneur de sa victoire sur ces maîtres glorieux, Théodore
Rousseau et Camille Corot, qu'il a si magistralement inter-
prétés.
L'unique première médaille a été remportée par un des
précurseurs de la renaissance de l'eau-forte, par ce graveur si
original qui a nom Félix Bracquemond.
Les deuxièmes médailles étaient au nombre de trois;
deux ont été décernées à MM. Lionel Le Coûteux et E. Cham-
pollion.
Au nombre des artistes qui ont obtenu les huit troisièmes
médailles figurent MM. Langeval, Henri Lefort, Lepère, qui
fait aussi de la peinture et de la bonne peinture, et Ramus, qui
1. Voir page 249, ce que dit à ce sujet M. René Menai d.