286 L'ART.
Comme Français, nous devrions être fiers de trouver des imitateurs et des élèves, mais
lorsqu'on a l'amour sincère des beaux-arts et des lettres on met de côté ces préoccupations de
vanité mesquine.
Ce que nous demandons aux Italiens, dans l'intérêt de l'art comme dans le leur, c'est de
rester eux-mêmes, d'être fidèles à leur génie national et à leurs traditions glorieuses. Par là
seulement ils pourront ajouter de nouveaux fleurons à cette couronne artistique dont quatre siècles
n'ont pas terni l'éclat.
H. G. MONTFERRIER.
NOTRE BIBLIOTHEQUE
CCXLVII
L'Éducation de l'artiste. Un volume in-18 de xi-438 pages, par
Ernest Chesneau. Paris, Charavay frères. 1881.
L'art est éternel, car il durera tant que l'homme aura le
goût et l'amour du mieux; tant qu'il s'efforcera d'améliorer sa
condition et d'augmenter ses joies en multipliant les plaisirs
qu'il trouve à contempler les formes, les couleurs; tant que le
spectacle de ces formes et de ces couleurs suscitera en lui, en
même temps que des images et des émotions, des réflexions et
des idées; enfin, tant que le bonheur suprême consistera pour
l'homme dans une surexcitation d'activité de ses organes
sensibles et intellectuels.
Le sentiment de l'art est un des faits primordiaux de la vie
psychologique de l'humanité. Il existe chez les nations les plus
sauvages et jusque chez les habitants des cavernes préhisto-
riques. Si les grandes époques artistiques ne coïncident pas
toujours avec les grandes dates de l'épanouissement intel-
lectuel, cette anomalie apparente s'explique par le caractère
spécial de l'art, qui se trouve surtout au point de corxact de la
vie sensitive et de la vie intellectuelle. S'il lui faut, pour arriver
à son complet développement, une puissante intervention de
l'intelligence, il a besoin surtout, pour naître, d'une énergique
excitation des organes de la sensation.
Ces deux ordres de phénomènes ne sont liés dans leur
croissance ni dans leur épanouissement par aucune loi de
simultanéité ni de concordance, par aucune loi du moins que
nous puissions encore saisir et déterminer. Cette indépendance
se manifeste non seulement dans l'histoire générale des grandes
collectivités, mais encore dans le développement individuel
des artistes de tous les temps. Prenez un à un les artistes
célèbres du passé et du présent, et vous pourrez vérifier que,
chez eux, il n'y a aucune corrélation fixe entre le développe-
ment artistique et le développement intellectuel. Les uns sont
plus intelligents que leur art ne le ferait supposer; chez les
autres, c'est le contraire. Ceux qui offrent l'accord d'un grand
esprit avec un grand génie artistique sont en petit nombre;
mais alors le résultat est splendide. Cette concordance produit
les Léonard, les Michel-Ange et les Rubens
On peut dire que l'art est une des grandes forces civilisa-
trices que l'humanité ait à son service. Quel profit en tirons-
nous ? Aucun. Nos hommes d'État ignorent parfaitement ce
que c'est que l'art, et n'y voient qu'une source de jouissances
pour un petit nombre de dilettantes, et de vanité pour l'igno-
rance d'un grand nombre de parvenus. Aussi ne lui font-ils
aucune place dans l'organisation sociale. Ils se contentent de
l'exciter à la mendicité en lui offrant la tentation permanente
de secours humiliants; mais, en compensation, ils emploient
toutes les forces de l'État, enseignements, récompenses,
commandes, honneurs, etc.. à lui enlever toute spontanéité,
toute vitalité, toute originalité.
C'est un axiome dans le monde officiel que l'art est fait
pour une élite et que la foule n'y peut rien comprendre. Et,
en effet, la foule ne comprend rien à cet art factice, à cet art
mort, que la protection académique embaume et conserve dans
ses bandelettes officielles.
On voit dans quel cercle paralogique tourne l'opinion des
hommes qui chez nous ont mission de diriger l'art. L'art
n'existe pas pour la multitude, — et c'est vrai, la multitude
n'entend rien à l'art pseudo-grec et pseudo-romain que 0 l'Etat
éducateur » s'entête à cultiver en serre chaude ; — en consé-
quence, on s'applique avec d'autant plus de zèle et d'autant
moins de scrupule à maintenir l'art dans les conditions qui
précisément or.t pour effet de le rendre inintelligible à la foule,
et de le condamner par là même à une décadence plus sûre et
plus profonde. Car telle est la destinée fatale de tout art d'État.
Il n'y a d'art réel, vivace, progressif, que l'art spontané, qui
sort naturellement, nécessairement, du fond de la race elle-
même, et qui résume ses instincts et ses aspirations.
C'est là une de ces vieilles vérités que tout le monde
répète, les hommes officiels comme les autres : « On ne dirige
pas l'art», disait encore l'autre jour le ministre des Beaux-Arts.
Mais, quelques instants plus tard, le même ministre ne craignait
pas de dire que « l'État ne pouvait pas abdiquer son rôle
d'éducateur », c'est-à-dire de régulateur de l'art. Du moment
qu'on se croit compétent pour « éduquer » le goût public, du
moment que l'État s'attribue cette mission, c'est que, évidem-
ment, il se croit en possession d'un goût et d'un art supérieurs,
car, sans cela, que signifierait cette prétention ? Or, quel est
l'idéal artistique de l'État ? quel est celui qu'il enseigne dans
ses écoles, qu'il prône dans ses académies, qu'il récompense
dans ses distributions, qu'il célèbre dans ses discours ? C'est
toujours l'art du passé, l'art exotique, le grand art de la Grèce
et de l'Italie. Tous ses efforts sont employés à galvaniser des
cadavres.
Le résultat de ce système est facile à prévoir. Il a pour
conséquence immédiate de désintéresser le public d'un art
qui a eu autrefois sa grandeur, parce qu'il répondait aux aspi-
rations des temps et des peuples qui l'ont produit, mais qui,
aujourd'hui, est un art mort, parce qu'il ne répond plus au goût
et à l'idéal des civilisations contemporaines. A force d'entendre
répéter par les gens soi-disant compétents qu'il n'y a pas de
grand art en dehors de cet art auquel il ne comprend rien, le
Comme Français, nous devrions être fiers de trouver des imitateurs et des élèves, mais
lorsqu'on a l'amour sincère des beaux-arts et des lettres on met de côté ces préoccupations de
vanité mesquine.
Ce que nous demandons aux Italiens, dans l'intérêt de l'art comme dans le leur, c'est de
rester eux-mêmes, d'être fidèles à leur génie national et à leurs traditions glorieuses. Par là
seulement ils pourront ajouter de nouveaux fleurons à cette couronne artistique dont quatre siècles
n'ont pas terni l'éclat.
H. G. MONTFERRIER.
NOTRE BIBLIOTHEQUE
CCXLVII
L'Éducation de l'artiste. Un volume in-18 de xi-438 pages, par
Ernest Chesneau. Paris, Charavay frères. 1881.
L'art est éternel, car il durera tant que l'homme aura le
goût et l'amour du mieux; tant qu'il s'efforcera d'améliorer sa
condition et d'augmenter ses joies en multipliant les plaisirs
qu'il trouve à contempler les formes, les couleurs; tant que le
spectacle de ces formes et de ces couleurs suscitera en lui, en
même temps que des images et des émotions, des réflexions et
des idées; enfin, tant que le bonheur suprême consistera pour
l'homme dans une surexcitation d'activité de ses organes
sensibles et intellectuels.
Le sentiment de l'art est un des faits primordiaux de la vie
psychologique de l'humanité. Il existe chez les nations les plus
sauvages et jusque chez les habitants des cavernes préhisto-
riques. Si les grandes époques artistiques ne coïncident pas
toujours avec les grandes dates de l'épanouissement intel-
lectuel, cette anomalie apparente s'explique par le caractère
spécial de l'art, qui se trouve surtout au point de corxact de la
vie sensitive et de la vie intellectuelle. S'il lui faut, pour arriver
à son complet développement, une puissante intervention de
l'intelligence, il a besoin surtout, pour naître, d'une énergique
excitation des organes de la sensation.
Ces deux ordres de phénomènes ne sont liés dans leur
croissance ni dans leur épanouissement par aucune loi de
simultanéité ni de concordance, par aucune loi du moins que
nous puissions encore saisir et déterminer. Cette indépendance
se manifeste non seulement dans l'histoire générale des grandes
collectivités, mais encore dans le développement individuel
des artistes de tous les temps. Prenez un à un les artistes
célèbres du passé et du présent, et vous pourrez vérifier que,
chez eux, il n'y a aucune corrélation fixe entre le développe-
ment artistique et le développement intellectuel. Les uns sont
plus intelligents que leur art ne le ferait supposer; chez les
autres, c'est le contraire. Ceux qui offrent l'accord d'un grand
esprit avec un grand génie artistique sont en petit nombre;
mais alors le résultat est splendide. Cette concordance produit
les Léonard, les Michel-Ange et les Rubens
On peut dire que l'art est une des grandes forces civilisa-
trices que l'humanité ait à son service. Quel profit en tirons-
nous ? Aucun. Nos hommes d'État ignorent parfaitement ce
que c'est que l'art, et n'y voient qu'une source de jouissances
pour un petit nombre de dilettantes, et de vanité pour l'igno-
rance d'un grand nombre de parvenus. Aussi ne lui font-ils
aucune place dans l'organisation sociale. Ils se contentent de
l'exciter à la mendicité en lui offrant la tentation permanente
de secours humiliants; mais, en compensation, ils emploient
toutes les forces de l'État, enseignements, récompenses,
commandes, honneurs, etc.. à lui enlever toute spontanéité,
toute vitalité, toute originalité.
C'est un axiome dans le monde officiel que l'art est fait
pour une élite et que la foule n'y peut rien comprendre. Et,
en effet, la foule ne comprend rien à cet art factice, à cet art
mort, que la protection académique embaume et conserve dans
ses bandelettes officielles.
On voit dans quel cercle paralogique tourne l'opinion des
hommes qui chez nous ont mission de diriger l'art. L'art
n'existe pas pour la multitude, — et c'est vrai, la multitude
n'entend rien à l'art pseudo-grec et pseudo-romain que 0 l'Etat
éducateur » s'entête à cultiver en serre chaude ; — en consé-
quence, on s'applique avec d'autant plus de zèle et d'autant
moins de scrupule à maintenir l'art dans les conditions qui
précisément or.t pour effet de le rendre inintelligible à la foule,
et de le condamner par là même à une décadence plus sûre et
plus profonde. Car telle est la destinée fatale de tout art d'État.
Il n'y a d'art réel, vivace, progressif, que l'art spontané, qui
sort naturellement, nécessairement, du fond de la race elle-
même, et qui résume ses instincts et ses aspirations.
C'est là une de ces vieilles vérités que tout le monde
répète, les hommes officiels comme les autres : « On ne dirige
pas l'art», disait encore l'autre jour le ministre des Beaux-Arts.
Mais, quelques instants plus tard, le même ministre ne craignait
pas de dire que « l'État ne pouvait pas abdiquer son rôle
d'éducateur », c'est-à-dire de régulateur de l'art. Du moment
qu'on se croit compétent pour « éduquer » le goût public, du
moment que l'État s'attribue cette mission, c'est que, évidem-
ment, il se croit en possession d'un goût et d'un art supérieurs,
car, sans cela, que signifierait cette prétention ? Or, quel est
l'idéal artistique de l'État ? quel est celui qu'il enseigne dans
ses écoles, qu'il prône dans ses académies, qu'il récompense
dans ses distributions, qu'il célèbre dans ses discours ? C'est
toujours l'art du passé, l'art exotique, le grand art de la Grèce
et de l'Italie. Tous ses efforts sont employés à galvaniser des
cadavres.
Le résultat de ce système est facile à prévoir. Il a pour
conséquence immédiate de désintéresser le public d'un art
qui a eu autrefois sa grandeur, parce qu'il répondait aux aspi-
rations des temps et des peuples qui l'ont produit, mais qui,
aujourd'hui, est un art mort, parce qu'il ne répond plus au goût
et à l'idéal des civilisations contemporaines. A force d'entendre
répéter par les gens soi-disant compétents qu'il n'y a pas de
grand art en dehors de cet art auquel il ne comprend rien, le