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L'ART.
ouvrages, le Paradis perdu de M. Th. Dubois et le Tasse de
M. Benjamin Godard furent exécutés tous deux aux frais de la
ville de Paris.
Le concours a été rouvert au bout de deux ans, et le
même fait a failli se reproduire. Après plusieurs éliminations
successives, le nouveau jury s'est trouvé en présence de deux
partitions qui paraissaient lui tirailler violemment les entrailles.
Au moment du vote, un membre ami de la conciliation demanda
s'il serait permis de mettre deux noms sur le même bulletin.
De nouveau Yex œquo allait être proclamé. Les membres du
conseil municipal présents aux opérations s'opposèrent à un
pattage qui, en bonne justice, devait entraîner, comme la pre-
mière fois, une double exécution. Au nom du corps élu dont ils
faisaient partie, ils défendirent les finances de la ville contre cette
augmentation forcée du budget de la musique. Il fallut donc
prendre parti. On procéda au vote, et la Tempête, de M. Alphonse
Duvernoy, se vit décerner le prix par onze voix, contre neuf
données aux Argonautes de M"e Augusta Holmès.
On le voit, ce n'est pas là un écrasement : il suffisait du
déplacement d'une voix pour diviser la commission en deux
partis égaux. Or, il est à remarquer que cette commission était
composée non seulement d'artistes, mais d'administrateurs, et
que si tous les artistes ne se sont pas trouvés absolument d'accord
sur le mérite des Argonautes, tout le côté administratif, sans
une seule exception, vota pour la Tempête. Qu'advenait-il si
l'un des conseillers municipaux eût hésité? Et quand on cher-
chait à savoir les motifs qui avaient décidé les honorables
membres, on n'en trouvait guère qu'un : le sujet des Argonautes
n'est pas assez populaire.
Il est peut-être permis de se demander si Prospero et
Miranda, si le Tasse lui-même sont plus populaires dans notre
pays que Jason et les conquérants de la Colchide. Ne parlons
pas du Paradis perdu, qui appartient à un art mythique dont
le conseil municipal ne veut plus sous aucune forme. En somme,
et malgré le côté brillant des deux concours qui ont eu lieu,
on est obligé d'avouer que le but du conseil municipal n'a pas
encore été atteint. Ce udt est fort nettement défini dans un
rapport de M. Levraud du 27 février 1879 :
« Il est temps que les musiciens abandonnent la copie stérile
du passé, il faut qu'ils soient de leur époque... Il faut que les
artistes entrent résolument dans la voie féconde d'un art qui
s'alimente des grands souvenirs de notre histoire nationale, ou
des productions des hommes de génie qui sont la gloire de leur
patrie. Art purement humain, non mystique, qui élève le niveau
moral d'un peuple en développant chez tous le culte du beau et
du vrai, et s'allie si bien aux mœurs républicaines... C'est avec
plaisir que le conseil municipal verrait les concurrents aban-
donner les sujets puisés dans une histoire de convention ou dans
une littérature raffinée connue de quelques-uns, pour entrer
hardiment dans une voie tout autre, qui consisterait à traiter
des sujets connus de tous, même des plus ignorants, parce qu'ils
rappellent des événements relativement récents, réels, et qui
s'imposent par leur grandeur. »
Les Argonautes sont peut-être, parmi les partitions pré-
sentées jusqu'à présent au concours, la plus voisine du genre
que le conseil veut encourager. Si le sujet en est vieux et
remonte aux âges les plus fabuleux de l'antique mythologie,
l'auteur a tenté de rajeunir son mythe par une interprétation
qui est de tous les âges. Dans le poème de M110 Holmès, la
toison d'or n'est plus cette peau de bête dont les anciens habi-
tants de la Crimée se servaient pour arrêter les paillettes d'or
que charriaient les eaux de leurs fleuves. La Toison d'or, Jason
la proclame au départ devant le peuple d'Iolcos :
........c'est la Vie immortelle,
Le Renom toujours pur,
La Science du vrai, la Beauté toujours belle.
Celui qui veut la conquérir doit fermer son cœur à tout
autre sentiment, rester sourd aux appels du plaisir, fuir les
ivresses de l'amour, ignorer les entraînements des sens inférieurs
et des plus séduisantes passions. Ainsi parle la voix sévère des
gardiens du Trésor :
O Beauté, vérité suprême,
Celui qui t'aime
Doit souffrir.
Il doit, pour l'amour de son rêve.
Lutter sans trêve
Sans mourir.
Il doit éteindre dans son àme
La vaine flamme
Des amours,
Et marcher dans la route amère
Vers sa chimère,
Seul toujours.
Jason a équipé le navire Argo et, entouré de héros et de
fils de dieux, s'élance à la conquête du trésor sublime et sans
pair. Son premier ennemi c'est la mer, qui s'élève furieuse et
menace d'engloutir lui et ses compagnons. Puis, au milieu des
bruit de la tempête, s'élève la voix des Sirènes qui, par leurs
chants voluptueux, cherchent à attirer les Argonautes et veulent
les détourner de la route glorieuse. « N'écoutez pas ! » crie Jason
à ses amis, mais la voix mystérieuse est d'une enivrante et
enchanteresse douceur.
Arrivé en Colchide, Jason rencontre Médée, qui doit l'aider
à parvenir au but de ses désirs. Il faudrait citer en entier la scène
entre ces deux personnages, qui débute par un dialogue d'une
sévérité cornélienne pour se terminer dans les voluptueuses
langueurs d'un amour partagé. Nous donnerons avec un frag-
ment plus court une idée de la manière de M"e Holmès. Jason
est enfin à la porte du temple qui récèle la Toison.
Esprits ! c'est moi, Jason. J'ai droit à la Lumière.
LES GARDIENS DU TRÉSOR
Qu'as-tu fait pour la mériter?
JASON
J'ai vaincu sur les flots, j'ai vaincu sur la terre !
Ni l'enfer ni les cieux n'ont pu m'épouvanter.
J'ai traversé les mers inexplorées
Dans la foudre et dans les vents !
De blanches visions, d'écume et d'or parées,
Vainement m'ont ouvert leurs doux bras décevants.
Dans la plaine où se rue
Tout l'enfer,
J'ai vaincu les taureaux à la corne de fer !
Les taureaux de l'enfer ont traîné ma charrue.
J'ai semé le funeste grain,
Les dents du noir dragon qu'enfanta la Furie,
Et du sol déchiré qui crie
Ont surgi les guerriers d'airain.
Encore un! encor dix ! encor vingt! O mêlée
Formidable ! Encor cent ! encor mille ! O fracas !
La terre en frémit ébranlée.
Moi seul contre tous je combats !
Avec un fer que rien n'émousse
Je fauche la moisson vivante qui se tord,
Et ce grand tas sanglant de gerbes, je le pousse
Aux granges sombres de la mort !
LES GARDIENS DU TRESOR
As-tu vaincu ton cœur ?
JASON
Je n'aime que la gloire !
« Et moi ? » dit Médée, qui rappelle au héros d'Argo l'amour
qu'il lui a juré. Jason répond : <c Femme, je ne t'aime pas», et
aussitôt les portes du temple s'ouvrent devant lui et la Toison
d'or lui apparaît dans la clarté.
Ce dénouement serait fort beau, si Jason n'avait envers
Médée des obligations de toute sorte, et si le duo qui précède
n'existait pas. Il y a dans cet abandon presque immédiat de la
femme aimée, sacrifiée à une ambition, si haute qu'on la sup-
pose, quelque chose qui choque douloureusement. M"c Holmès
répondra par l'histoire : un jour vint, en effet, où Jason se
L'ART.
ouvrages, le Paradis perdu de M. Th. Dubois et le Tasse de
M. Benjamin Godard furent exécutés tous deux aux frais de la
ville de Paris.
Le concours a été rouvert au bout de deux ans, et le
même fait a failli se reproduire. Après plusieurs éliminations
successives, le nouveau jury s'est trouvé en présence de deux
partitions qui paraissaient lui tirailler violemment les entrailles.
Au moment du vote, un membre ami de la conciliation demanda
s'il serait permis de mettre deux noms sur le même bulletin.
De nouveau Yex œquo allait être proclamé. Les membres du
conseil municipal présents aux opérations s'opposèrent à un
pattage qui, en bonne justice, devait entraîner, comme la pre-
mière fois, une double exécution. Au nom du corps élu dont ils
faisaient partie, ils défendirent les finances de la ville contre cette
augmentation forcée du budget de la musique. Il fallut donc
prendre parti. On procéda au vote, et la Tempête, de M. Alphonse
Duvernoy, se vit décerner le prix par onze voix, contre neuf
données aux Argonautes de M"e Augusta Holmès.
On le voit, ce n'est pas là un écrasement : il suffisait du
déplacement d'une voix pour diviser la commission en deux
partis égaux. Or, il est à remarquer que cette commission était
composée non seulement d'artistes, mais d'administrateurs, et
que si tous les artistes ne se sont pas trouvés absolument d'accord
sur le mérite des Argonautes, tout le côté administratif, sans
une seule exception, vota pour la Tempête. Qu'advenait-il si
l'un des conseillers municipaux eût hésité? Et quand on cher-
chait à savoir les motifs qui avaient décidé les honorables
membres, on n'en trouvait guère qu'un : le sujet des Argonautes
n'est pas assez populaire.
Il est peut-être permis de se demander si Prospero et
Miranda, si le Tasse lui-même sont plus populaires dans notre
pays que Jason et les conquérants de la Colchide. Ne parlons
pas du Paradis perdu, qui appartient à un art mythique dont
le conseil municipal ne veut plus sous aucune forme. En somme,
et malgré le côté brillant des deux concours qui ont eu lieu,
on est obligé d'avouer que le but du conseil municipal n'a pas
encore été atteint. Ce udt est fort nettement défini dans un
rapport de M. Levraud du 27 février 1879 :
« Il est temps que les musiciens abandonnent la copie stérile
du passé, il faut qu'ils soient de leur époque... Il faut que les
artistes entrent résolument dans la voie féconde d'un art qui
s'alimente des grands souvenirs de notre histoire nationale, ou
des productions des hommes de génie qui sont la gloire de leur
patrie. Art purement humain, non mystique, qui élève le niveau
moral d'un peuple en développant chez tous le culte du beau et
du vrai, et s'allie si bien aux mœurs républicaines... C'est avec
plaisir que le conseil municipal verrait les concurrents aban-
donner les sujets puisés dans une histoire de convention ou dans
une littérature raffinée connue de quelques-uns, pour entrer
hardiment dans une voie tout autre, qui consisterait à traiter
des sujets connus de tous, même des plus ignorants, parce qu'ils
rappellent des événements relativement récents, réels, et qui
s'imposent par leur grandeur. »
Les Argonautes sont peut-être, parmi les partitions pré-
sentées jusqu'à présent au concours, la plus voisine du genre
que le conseil veut encourager. Si le sujet en est vieux et
remonte aux âges les plus fabuleux de l'antique mythologie,
l'auteur a tenté de rajeunir son mythe par une interprétation
qui est de tous les âges. Dans le poème de M110 Holmès, la
toison d'or n'est plus cette peau de bête dont les anciens habi-
tants de la Crimée se servaient pour arrêter les paillettes d'or
que charriaient les eaux de leurs fleuves. La Toison d'or, Jason
la proclame au départ devant le peuple d'Iolcos :
........c'est la Vie immortelle,
Le Renom toujours pur,
La Science du vrai, la Beauté toujours belle.
Celui qui veut la conquérir doit fermer son cœur à tout
autre sentiment, rester sourd aux appels du plaisir, fuir les
ivresses de l'amour, ignorer les entraînements des sens inférieurs
et des plus séduisantes passions. Ainsi parle la voix sévère des
gardiens du Trésor :
O Beauté, vérité suprême,
Celui qui t'aime
Doit souffrir.
Il doit, pour l'amour de son rêve.
Lutter sans trêve
Sans mourir.
Il doit éteindre dans son àme
La vaine flamme
Des amours,
Et marcher dans la route amère
Vers sa chimère,
Seul toujours.
Jason a équipé le navire Argo et, entouré de héros et de
fils de dieux, s'élance à la conquête du trésor sublime et sans
pair. Son premier ennemi c'est la mer, qui s'élève furieuse et
menace d'engloutir lui et ses compagnons. Puis, au milieu des
bruit de la tempête, s'élève la voix des Sirènes qui, par leurs
chants voluptueux, cherchent à attirer les Argonautes et veulent
les détourner de la route glorieuse. « N'écoutez pas ! » crie Jason
à ses amis, mais la voix mystérieuse est d'une enivrante et
enchanteresse douceur.
Arrivé en Colchide, Jason rencontre Médée, qui doit l'aider
à parvenir au but de ses désirs. Il faudrait citer en entier la scène
entre ces deux personnages, qui débute par un dialogue d'une
sévérité cornélienne pour se terminer dans les voluptueuses
langueurs d'un amour partagé. Nous donnerons avec un frag-
ment plus court une idée de la manière de M"e Holmès. Jason
est enfin à la porte du temple qui récèle la Toison.
Esprits ! c'est moi, Jason. J'ai droit à la Lumière.
LES GARDIENS DU TRÉSOR
Qu'as-tu fait pour la mériter?
JASON
J'ai vaincu sur les flots, j'ai vaincu sur la terre !
Ni l'enfer ni les cieux n'ont pu m'épouvanter.
J'ai traversé les mers inexplorées
Dans la foudre et dans les vents !
De blanches visions, d'écume et d'or parées,
Vainement m'ont ouvert leurs doux bras décevants.
Dans la plaine où se rue
Tout l'enfer,
J'ai vaincu les taureaux à la corne de fer !
Les taureaux de l'enfer ont traîné ma charrue.
J'ai semé le funeste grain,
Les dents du noir dragon qu'enfanta la Furie,
Et du sol déchiré qui crie
Ont surgi les guerriers d'airain.
Encore un! encor dix ! encor vingt! O mêlée
Formidable ! Encor cent ! encor mille ! O fracas !
La terre en frémit ébranlée.
Moi seul contre tous je combats !
Avec un fer que rien n'émousse
Je fauche la moisson vivante qui se tord,
Et ce grand tas sanglant de gerbes, je le pousse
Aux granges sombres de la mort !
LES GARDIENS DU TRESOR
As-tu vaincu ton cœur ?
JASON
Je n'aime que la gloire !
« Et moi ? » dit Médée, qui rappelle au héros d'Argo l'amour
qu'il lui a juré. Jason répond : <c Femme, je ne t'aime pas», et
aussitôt les portes du temple s'ouvrent devant lui et la Toison
d'or lui apparaît dans la clarté.
Ce dénouement serait fort beau, si Jason n'avait envers
Médée des obligations de toute sorte, et si le duo qui précède
n'existait pas. Il y a dans cet abandon presque immédiat de la
femme aimée, sacrifiée à une ambition, si haute qu'on la sup-
pose, quelque chose qui choque douloureusement. M"c Holmès
répondra par l'histoire : un jour vint, en effet, où Jason se